Une tempête parfaite est un film catastrophe sur la rencontre d’une tornade et un d’ouragan. À la pandémie du Corona s’ajoute désormais une crise financière et économique d’ampleur encore inconnue. Ce sont les ingrédients d’une « tempête parfaite » dont on ne peut savoir où elle nous mènera. La situation a brutalement changé et il faut en prendre toute la mesure.
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1. Le monstre est à nos portes
Le Covid-19 est un « nouveau » virus, faisant partie de la famille des Corona, connus depuis plus de 15 ans, mais à propos duquel la recherche fondamentale a été stoppée car « non rentable » puisqu’il n’ y avait pas de marché. Le Covid-19 ou SRAS-COV-2 (Syndrome Respiratoire Aigu et Sévère Coronavirus 2) est une souche récente, identifiée il y a à peine plus de deux mois. Ce virus se caractérise par 1) une contamination très facile, 2) une longue incubation, 3) un nombre élevé de cas asymptomatiques, 4) un taux de mortalité beaucoup plus élevé que la grippe, 5) une durée prolongée de la maladie. Tout cela change la donne par rapport à Ebola ou le Zika, qui ont certes un taux de mortalité bien plus élevé (50% voire plus) mais dont les possibilités de contamination sont réduites, ce qui en ralentit la diffusion.
Le Covid-19 dispose d’un ratio de reproduction qui varie de 3 à 7 selon les circonstances, en fonction du nombre d’interactions sociales et des politiques menées pour le combattre. Ça veut dire que chaque personne contaminée va en contaminer en moyenne de 3 à 7. Sans mesures barrières, de distanciation sociale ou de confinement, il a une durée de redoublement de 2,5 jours. Dit autrement, de 50 contaminés, on passera à 100 puis à 200 en moins de 8 jours. Le taux de mortalité varie entre 2 et 4% selon les données épidémiologiques provisoires. Ceci fait du Coronavirus un serial killer, non pas parce qu’il est toujours mortel mais parce qu’une grande partie de la population est potentiellement contaminable.
2. Agir en temps réel
Dans la province du Hubei, après une mise en quarantaine de 60 millions de personnes (Wuhan et d’autres villes de la province), 80 000 cas on été comptabilisés avec environ 3000 décès, ce qui donne un taux de mortalité de l’ordre de 4%. Mais il faut savoir que les autorités chinoises ont réalisé énormément de tests, surtout à Wuhan et dans le Hubei.
Même si on table sur un chiffre de 20-30% d’asymptomatiques non identifiés, le taux de mortalité demeure légèrement supérieur à 2%. Or, 2% sur 50 millions d’habitants, cela signifie toujours un million de morts, ce qui fait beaucoup de monde, même quand on est un néo-malthusien ou un eugéniste forcené.
Selon les données officielles, en Lombardie, sur 17 000 cas identifiés ce 18 mars, il y avait 1 900 décès (12% !). Pour identifier ces 17 000 cas, 48 000 personnes ont subi des tests. Plusieurs hypothèses circulent pour expliquer ce taux de mortalité plus élevé. Parmi celles-ci il y a l’hypothèse que le virus évoluerait rapidement et que la seconde souche qui circule en Europe serait bien plus « performante ». Mais certains virologues contredisent désormais cette hypothèse et il faut donc éviter toute interprétation hâtive.
Une chose est certaine, la pandémie du Covid-19 se propage de façon exponentielle. La France atteignait un taux de croissance quotidien de 38% en début de semaine (15 mars). Sachant que les actions de distanciation sociale ne produisent des effets qu’après un certain laps de temps, on peut s’attendre à une très forte progression pendant encore une dizaine de jours. Le 18 mars, on avait 9 134 cas confirmés avec 3 626 hospitalisations dont 931 cas graves en réanimation et 264 décès. Si la proportion des patients qui nécessitent une hospitalisation (30%) demeure la même au cours des 10 prochains jours, on peut facilement calculer le nombre de lits nécessaires lorsqu’il y aura 100 000 cas… Or, ce nombre de cas est loin d’être fantaisiste : avec une durée de redoublement de 3 jours, de 9 000 cas déclarés au 18 mars, on passera à 18 000 cas le dimanche 22 mars, puis à 30 000 le 26 mars, pour grimper à 60 000 vers le 30 mars et peut-être jusqu’à 120 000 début avril. Sachant que la France dispose de 12 000 lits en soins intensifs ou en réanimation, il est bien possible qu’il en faudra 3 fois plus d’ici 10 jours !
Pour juguler la progression, les approches varient. Lorsque le nombre de cas ne dépasse pas la centaine, il est encore possible de jouer la carte de l’isolement et de la mise en quarantaine des personnes contaminées et de leur entourage. Mais ensuite, seule une action déterminée misant sur la distanciation sociale et le confinement peuvent encore contenir la propagation. Plus l’action des pouvoirs publics est hésitante ou incohérente, plus il sera difficile de freiner sa progression.
Tant l’Italie, la France que l’Espagne ont perdu du temps en réagissant de façon incohérente. Mais il y a pire. D’autres gouvernements, notamment celui des Pays-Bas, privilégient une stratégie fondée sur « l’immunité de groupe ». L’idée est d’utiliser les asymptomatiques (disposant d’anticorps) et les malades légers (produisant des anticorps) pour ériger un bouclier qui protégera les plus vulnérables. Pour la plupart des épidémiologistes, ce choix est criminel et intenable. Il consiste à sacrifier beaucoup de monde sans avoir aucune garantie que la barrière soit solide1. Miser sur l’immunité « grégaire » est un pari très risqué vu la rapidité avec laquelle le virus évolue. En fait, cette méthode s’apparente aux offensives répétées de la « Grande guerre » de 14-18, envoyant des vagues successives de soldats à la mort pour « effrayer l’ennemi ». Dans le cas présent, il est certain que les populations ne se laisseront pas décimer sans réagir, ce qui obligera les gouvernements à changer de cap. Comme ce changement se fera tardivement, le temps perdu se traduira par une mise en quarantaine du pays tout entier tandis que les pays voisins fermeront les frontières. On imagine les conséquences au niveau européen…
3. Le confinement à échelle de masse est un choc social
Désormais, en comptant l’Italie, Espagne, la France et la Belgique, ce sont plus de 150 millions de personnes qui sont confinées à des degrés divers. Ce n’est que le début, car l’Allemagne suivra d’ici peu. A l’échelle mondiale, le confinement concerne 800 millions de personnes. Ceci représente un choc social jamais vu ! Toute l’économie mondialisée sera désorganisée, ce qui ne tardera pas à déclencher un chaos monumental. L’interdépendance économique à l’égard d’autres pays est omniprésente et cela tant au niveau des biens de première nécessité (nourriture) que des biens durables (voitures, ordinateurs, etc.). Qui plus est, le confinement de millions de gens se réalise dans le désordre, avec des inégalités sociales criantes (logements précaires, insalubres, etc.).
A ce choc social s’ajoute le risque permanent d’être contaminé faute de matériel de protection. A l’inverse de Wuhan où tout le monde portait des masques, en Europe, aucun pays ne dispose de stocks stratégiques. Nous savons pourquoi : austérité budgétaire, manque de précaution et incurie dans la gouvernance font que même maintenant, sept semaines après le début de la propagation du virus en Europe, le personnel soignant ou les travailleurs qui fonctionnent sans protection. L’enquête publiée par le média indépendant Basta est édifiante à ce propos. L’absence de masque, y compris pour les médecins et le personnel soignant, a conduit certains d’entre eux à porter plainte contre l’Etat. Gageons qu’ils seront soutenus par bon nombre de citoyens.
Pour endiguer la pandémie, il faut réellement rester chez soi, et ne plus croiser personne, sinon un nombre très réduit de gens qui doivent eux aussi faire la même chose. Selon la Croix Rouge chinoise en mission en Lombardie, les mesures prises y sont insuffisantes : à l’extérieur, tout le monde devrait porter un masque, les entreprises devraient cesser toute activité et seuls les services essentiels (soins, alimentation, énergie) devraient fonctionner…
4. Une « union nationale » en trompe l’œil
La guerre est toujours prétexte pour appeler à l’union nationale et instaurer un régime « bonapartiste ». Mais, dans le cas de la France, cette unité nationale souffre de quelques contradictions sérieuses. Alors que les « cols blancs » peuvent rester à la maison pour télé-travailler, les « cols bleus », les ouvriers de la production devraient continuer à produire ?
Sur les chaînes de montage et dans les ateliers, les interactions sociales sont fréquentes et inévitables. Les contaminations aussi. Ces productions sont en rien « essentielles » quand le pays est mis à l’arrêt. Très logiquement, en Italie d’abord, puis en Espagne et en France, des « grèves sauvages » se sont multipliées dans les usines, surtout dans le secteur de l’automobile. « Nous ne sommes pas de la chair à canon » était le cri de ralliement des ouvriers de la Fiat, de PSA, Iveco ou Mercedes.
Ces grèves ne portent pas sur des revendications financières (prime de risque), mais expriment une volonté d’auto-préservation (« l’arrêt de l’activité vaut pour nous aussi »). Les négociations qui ont lieu ici et là déboucheront sans doute sur la distribution de masques et de gants et une production au ralenti ; ce qui ne règle pas vraiment le problème. L’usage du droit de retrait se développe ; un droit dont on mesure aujourd’hui toute l’importance et qui n’est effectif que quand il est sous-tendu par une action collective. Le cadre réglementaire visant à protéger les salarié.e.s existe dans la plupart des pays, mais la volonté managériale ou gouvernementale de prendre des mesures à la hauteur des dangers font défaut.
En réalité, les gouvernements veulent limiter la diffusion de la contamination, mais sans mettre l’activité économique à l’arrêt, ce qui est évidemment totalement ridicule quand on sait la facilité avec laquelle le virus circule et combien de temps il peut survivre en dehors du corps humain, y compris sur le sol ou sur des surfaces métalliques.
5. Que vaut la vie face à leurs profits ?
Le confinement massif et la fermeture de tous les magasins non alimentaires provoquent une explosion des commandes en ligne. Amazon prévoit d’embaucher 100 000 « collaborateurs » en Europe et aux Etats-Unis. Mais quid du reste de la chaîne logistique ? Or, les risques de contamination y sont réels. La livraison des repas à domicile représente un autre secteur critique ; c’est le cœur du capitalisme de plateforme. Les livreurs n’ont pas de protection et s’exposent aussi au-delà du raisonnable. A l’opposé de ce type de service surexploitant une armée de précaires, il faudrait mettre en place un système d’approvisionnement localisé, s’appuyant sur un système d’épiceries sociales, en lien avec des fournisseurs répondant à des standards de responsabilité sociale et écologique. Mais qui va le faire ? Les municipalités pourraient jouer un rôle de premier plan mais il faudrait aussi mobiliser les structures collectives et les organisations de la société civile (syndicats, organisations d’agriculteurs). Ce qui impliquerait que les organisations du mouvement social ne s’arrêtent pas de fonctionner…
La capacité de soins est un enjeu majeur aujourd’hui2. Face à la crise sanitaire qui ne va pas tarder à exploser dans tous les pays, c’est d’abord le secteur hospitalier qui nécessite de ressources supplémentaires. En Italie, 46 500 emplois dans le secteur de la santé ont été supprimés entre 2009 et 2017. 70 000 lits d’hôpital ont disparu. L’Italie disposait de 10,6 lits en hôpital pour 1000 habitants en 1975 : il n’y en a maintenant plus que 2,6 ! La Grande-Bretagne a suivi la même voie : de 10,7 lits pour 1000 habitants en 1960 à 2,8 en 2013 ; entre 2000 et 2017, le nombre de lits disponibles a diminué de 30% !
En Italie, les soignants doivent vent souvent choisir qui traiter, car les équipements disponibles sont limités : de nombreuses personnes, souvent âgées, meurent à cause d’un manque de moyens. Comme le nombre de cas augmente, les systèmes de santé sont sous une intense pression. Ils pourraient s’effondrer, laissant des centaines de milliers de personnes se débrouiller seules. Les plus riches, qui auront accès à des soins privés, seront épargnés par cette barbarie.
6. Un plongeon dans l’inconnu
La pandémie a été le déclencheur d’une crise boursière qui dépasse en ampleur celle de 20083. La chute des cours a dépassé à plusieurs reprises 10 ou 15%. Après avoir minimisé l’affaire et espéré un rebond rapide, les analystes sont désormais beaucoup plus pessimistes : la récession qui va frapper les États-Unis sera énorme (-10%) et celle qui va secouer l’Europe gigantesque (-18%)4, ce qui est de l’ordre d’une grande dépression, comme celle des années 1930. Une telle contraction de l’activité résulte bien sûr de la mise à l’arrêt de l’économie par les mesures visant à confiner le virus; ce qui va exacerber une crise financière déjà en cours. Rappelons que la bourse était fébrile depuis plus d’un an. En effet, le taux d’endettement des entreprises n’a fait que grimper ces dernières années, alors que les profits réels tirés de l’activité productive ont connu un ralentissement.
La productivité stagnait, la profitabilité du capital s’érodait de plus en plus, et si le cycle d’accumulation se poursuivait encore et toujours, c’est grâce à l’argent « bon marché » avec les taux d’intérêt autour de 1%, sinon proches de zéro.
La crise financière de 2008 a été résorbée grâce à la création de liquidités supplémentaires par les banques centrales. Concrètement, avec la politique d’« assouplissement quantitatif », c’est comme si dix mille Warren Buffet se pointaient à la bourse avec des milliards en poche à la recherche de gisements de profits. Or, qui dit création monétaire dit aussi endettement et formation de bulles spéculatives. En réalité, le capitalisme a poursuivi sa folle course, cherchant à se refaire une santé après la crise de 2008. Après une courte pause, la spéculation immobilière dans les métropoles urbaines a repris de plus belle, parallèlement à l’extractivisme des ressources énergétiques et minérales, la déforestation et l’appropriation de vastes territoires pour la production de viande bovine ou le développement d’une exploitation industrialisée de soja, d’huile de palme, de maïs, etc. Cette recherche frénétique de profits explique aussi le retour en force de « l’accumulation primitive de capital », avec la surexploitation planétaire d’une main d’œuvre précarisée et vulnérable, bien souvent jeune et féminine.
Aujourd’hui, les annonces d’injections massives de liquidités – 700 milliards d’euros pour la BCE – visent à rassurer les marchés et signalent que les Etats ne feront pas défaut. Le Pacte de Stabilité est mis au congélateur et le dogme du zéro déficit a volé en éclats. Voilà qui relativise les canons de l’idéologie néolibérale… Or, avec une récession mondiale bien plus sévère que celle de 2008-2012, « l’argent hélicoptère » n’aura pas d’effets durables tant que cette masse monétaire n’est pas orientée vers la satisfaction des besoins sociaux. Ce qui est peu probable tant il est avéré que la logique capitaliste oriente les flux monétaires exclusivement vers les profits futurs… Qu’on le veuille ou non, l’économie mondiale se trouve à un carrefour, un kairos systémique : poursuivre la folle course destructrice ou se libérer de la logique de valorisation et de croissance infinie.
7. La confiance dans le marché rend le pouvoir aveugle
Le Covid-19 n’est pas un « cygne noir », une sorte d’accident imprévu qui déclenche une crise. Il n’est même pas la maladie que personne n’a voulu voir venir, bien au contraire. En 2018, le groupe d’expertise Blueprint de l’OMS a publié un rapport sur le danger d’une pandémie. A juste titre, car depuis 2003 les épidémies se multiplient : SRAS, MERS, H5N1, grippe porcine ou aviaire, Ebola, Zika et Chikunguya. Pour les experts de l’OMS, il était urgent de mettre en place un système de veille à l’égard du risque de pandémie, afin contenir celle-ci avant qu’elle ne déclenche une réaction en chaîne.
Selon leurs analyses, le risque maximal proviendrait d’un virus très contaminant, provoquant une pathologie respiratoire prolongée mais ayant un taux de mortalité relativement faible. Ce virus, appelé maladie x serait en mesure « de déstabiliser l’économie mondiale et déstructurer nos sociétés industrielles hyperconnectées »…
Ce type d’expertise répond à la doctrine de la gouvernance des risques, qui porte aussi sur les évènements de guerre, le déplacement des populations, la raréfaction de ressources stratégiques énergétiques ou encore la crise climatique. Même si de telles analyses de risques sont discutées lors des sommets internationaux, on sait maintenant que les dirigeants du G7 ou le G20 n’en tiennent pas compte au niveau des décisions prises. Pourquoi ? Il y a d’abord la croyance aveugle dans les capacités du marché. S’y rajoute ensuite l’insouciance à l’égard des conséquences sociales. Enfin, parce l’ordre politique en place doit d’abord servir les intérêts de l’oligarchie financière.
Les dirigeants politiques d’Asie adoptent un mode de conduite « plus efficace » parce qu’ils ont déjà affronté des épidémies. Ils comprennent l’importance d’un système d’alerte reposant sur une identification rapide, d’une politique visant à traquer le virus pour l’isoler et d’une centralisation de l’information reliant l’ensemble des unités de soins. Ce qui explique pourquoi les gouvernements n’ont pas hésité de prendre les mesures nécessaires peu après la propagation du Covid-19.
8. Un virus un peu capitaliste sur les bords…
La démultiplication de risques de pandémie n’est pas une vengeance de la nature. Les théories conspirationnistes un écho grandissant mais ne permettent pas de comprendre grand-chose. A qui profiterait la conspiration ? Les États-Unis et l’Europe seront touchés de plein fouet par cette crise. De son côté, la Chine, atelier industriel du monde occidental, sera lourdement impacté par la récession mondiale. Non, le Covid-19 n’est pas une arme de guerre économique et il ne s’est pas échappé d’un laboratoire de la CIA ou des Services secrets chinois…
Les travaux du microbiologiste marxiste Rob Wallace, auteur de l’ouvrage Big Farms Make Big Flu (Lesgrandes fermes fabriquent de grosses grippes, Monthly Review Press, 2016) me semble apporter des réponses beaucoup plus sérieuses5. Selon lui, les infections bactériales ou virales sont le produit de leur écosystème et l’activité humaine fait partie de celui-ci6.
Une partie des virus qui voyagent dans les circuits des échanges mondialisés sont très anciens. Ils appartiennent à la catégorie des virus tenus en captivité par une faune et flore restée longtemps isolée de nos circuits d’échange. La déforestation, l’intégration d’espèces animalières sauvages dans les chaînes commerciales ont contribué à y intégrer ce type de virus. Ensuite, en passant d’une espèce à l’autre, avec des mutations, certains virus finissent par franchir la barrière humaine.
D’autres ont connu des mutations en chaîne dans un contexte d’élevages industriels gigantesques et franchissent aussi la barrière humaine. C’est donc la transformation de la nature par l’activité humaine – fondée sur l’accumulation de profits – qui produit de nouveaux virus ou déclenche des mutations qui n’avaient pas lieu d’être auparavant.
La pandémie que nous devons affronter à l’échelle mondiale fait partie intégrante de la crise écologique. Elle est la conséquence d’une course aux profits et d’une croissance qui ignorent royalement les limites de notre écosystème. Le capitalisme tend non seulement à épuiser toutes les ressources (naturelles et humaines), il impose également à l’environnement naturel une métabolisation qui lui est spécifique. Il transforme donc la nature. Ainsi, le maïs génétiquement transformé produit des maladies nouvelles qui requièrent de nouvelles manipulations. Les pesticides transforment la métabolisation de nos corps de la même manière que les stéroïdes le font avec nos muscles.
La pandémie corona va mettre à nu les racines systémiques de la crise que nous traversons. La crise écologique comme la pandémie du Corona démontrent que ce n’est pas un certain capitalisme – disons « néolibéral » – qui pose problème mais bien le capitalisme en tant que tel.
9. La logique de profit contre les biens communs du savoir
La recherche scientifique est de plus en plus colonisée par la logique de profit. Certes, dans les années 1970-1990, les entreprises réussissaient, avec l’aide de l’État, à mobiliser les résultats de recherches scientifiques pour innover les produits et leur mode de production. Même si la recherche scientifique n’a jamais été totalement indépendante et souveraine, des espaces de liberté pour mener une recherche fondamentale collaborative existaient.
Aujourd’hui, la recherche scientifique est de plus en plus soumise à la logique du marché avec l’obligation de résultats immédiatement valorisables. La gouvernance impose aux chercheurs, sous prétexte d’excellence, un mode d’action centré sur la performance, basé sur un output quantifiable (nombre de publications, thèses, brevets, etc). Mais la condition précarisée et la logique du prestige conduit bon nombre de scientifiques à se conformer et à jouer le jeu7.
La logique de rentabilité explique également pourquoi de nombreuses maladies tropicales ont été négligées pendant longtemps8. Même si un milliard de personnes humaines souffrent ou sont exposées à ces pathologies, il n’y a pas de « marché », faute de système de sécurité sociale. La recherche sur le développement de certains protocoles d’administration de médicaments a également été freinée. Parmi ceux-ci, certains sont très peu coûteux car ils mobilisent des enzymes que nos corps produisent naturellement, ce qui permet d’éviter leur administration récurrente. On le sait, l’industrie pharmaceutique est constamment à la recherche de brevets et de nouveaux médicaments. La crise du Corona révèle une fois de plus combien la logique de profit est contradictoire au développement humain.
Dans le cas du COVID19, l’entreprise qui pourra concevoir un vaccin avant les autres disposera évidemment d’une formidable rente de marché. Mais cette logique court-termiste est contre-productive. En 2004, une équipe belge de virologues avait développé un traitement contre le SRAS, fondé sur un ancien médicament contre le paludisme9. Comme l’épidémie a été jugulée rapidement, le financement a été interrompu. Quand il n’y a pas de marché, il n’y a pas de recherche…
Résoudre les problèmes sanitaires, sociaux et environnementaux exige une approche qualitativement différente, fondée sur les communs du savoir et une collaboration non-compétitive. Heureusement que la communauté scientifique résiste aussi dans les actes. Plusieurs plateformes on été créées : OpenCovid19, La Paillasse.org, SoundBioLab10. La communauté médicale est également mobilisée autour de l’usage de médicaments existants. Le plus connu étant l’hydro-chloroquine, anciennement utilisé contre le paludisme. Un article récent (Le Monde du 18 mars) en fait état et il est encourageant de voir que les échanges directs entre équipes sanitaires existent pour vérifier son efficacité11.
10. Une crise politique qui va s’approfondir
Les réponses tardives et incohérentes, l’incurie dans la gestion de la crise ont prédominé cette première séquence. L’interview avec Agnès Buzyn (Le Monde du 17 mars) est proprement ahurissante. Elle dit non seulement avoir été consciente dès la mi-janvier du danger imminent d’une pandémie, en accusant indirectement Emmanuel Macron, elle ne semble pas se rendre compte qu’elle est la première complice d’une attitude tout aussi criminelle qu’immorale !
Cet épisode démontre qu’on ne peut plus faire confiance aux détenteurs du pouvoir et à tous ceux qui leur obéissent dans la chaîne de commandement. Dans ces circonstances, et cela après plusieurs vagues de contestation sociale (Loi Travail, Gilets jaunes, Réforme des retraites), je pense qu’il va être très difficile pour le tandem Macron-Philippe d’imposer « l’union nationale ».
L’annonce de mesures de soutien financier, la suspension des réformes en cours (notamment la réforme des retraites et le report de la réforme de l’assurance chômage) reflètent cette prise de conscience du danger d’une déstabilisation politique. Macron veut conjurer une crise politique en prenant les devants, en culpabilisant les citoyens qui ont tardé de se mettre à l’abri, tout en demandant à d’autres de continuer à fabriquer des voitures.
Or, l’obligation de continuer à travailler au péril de sa vie incarne l’essence profonde de ce système, capable de générer des milliards de profits en exploitant les hommes et la terre entière, mais incapable de satisfaire des besoins de base tels que la santé. Si on rajoute à cela le scandale de l’absence de masques de protection, celui du manque de personnel et de lits dans les hôpitaux ce qui annonce une grave crise sanitaire, et last but not least la très longue liste de décès auquel il faut s’attendre, il ne faut pas être devin pour comprendre que les pouvoirs en place redoutent d’ores et déjà un risque d’explosion sociale… Il faut donc aussi s’attendre à un renforcement de l’arsenal répressif et de surveillance.
Certes, l’Etat se mobilise pour « sauver la nation », mais avec quelle efficacité ? Et surtout, qui va rembourser une dette publique alourdie de quelques centaines de milliards ? Les entreprises du CAC40 et les donateurs de Notre-Dame seront-ils au rendez-vous de « l’union nationale » ? Il est légitime d’en douter…
11. Une solidarité horizontale qui préfigure un autre monde
Dans l’immédiat, lorsque l’on scrute la réaction des populations, on observe d’abord la volonté de se protéger soi-même et les siens. Certain.e. s restent dans le déni du danger, ce qui est une réaction normale face à une menace. Elle fait suite à une sous-estimation prolongée de la part des pouvoirs publics des risques de pandémie. En même temps, il y a un vaste mouvement de solidarité envers le personnel soignant. En témoigne les vagues quotidiennes d’applaudissements au balcon à 20h en Espagne, en Italie, en France. En Lombardie, les habitants mettent en place des systèmes d’entraide pour assister les plus fragiles, les personnes âgées ou malades.
Des plateformes numériques de solidarité se mettent en place et portent en germe un système alternatif d’approvisionnement et de soutien, fondé sur la coopération. A cela s’ajoute une auto-défense collective autour du refus de s’exposer inutilement au travail. Certes, le mouvement d’auto-préservation et d’autonomie solidaire manque encore d’infrastructure et de coordination, mais c’est dans l’urgence que beaucoup devient possible. C’est aussi pour cette raison qu’il faut continuer à se dire qu’un autre monde peut naître sur les décombres du vieux monde qui s’effondre.
21 mars 2020.
Stephen Bouquin est sociologue (Université d’Evry) et directeur de publication de la revue Les Mondes du Travail.
Ce texte a d’abord été publié sur le site « Entre les lignes entre les mots ».
Pour aller plus loin, s’informer et agir
– Les données statistiques
https://www.worldometers.info/coronavirus/
– La conférence de Philippe Sansonetti (Collège de France, 19 mars)
Qu’est-ce que Covid-19 et le coronavirus ? Quels sont les paramètres, les causes, les effets de cette maladie ? Quelles perspectives à court et à long terme ? Spécialiste des maladies infectieuses, Philippe Sansonetti explique pourquoi le sort de l’épidémie est entre nos mains.
https://laviedesidees.fr/Covid-19-chronique-d-une-emergence-annoncee.html
– Les stratégies pour combattre la propagation (avec simulateur) [en anglais]
https://www.washingtonpost.com/graphics/2020/world/corona-simulator/?
– Appel pour un réseau d’entraide
#COVID-ENTRAIDE FRANCE est un réseau de solidarité en construction qui soutient et relie l’auto-organisation de groupes locaux d’entraide dans le cadre de la pandémie de Covid-19. Nous nous concentrons sur la fourniture de ressources, le partage d’informations vérifiées et la mise en relation des personnes à un niveau national, régional et interlocal, sur les réseaux sociaux et, au niveau local, par la création et le référencement des groupes locaux d’entraide dans nos voisinages.
– Le monde d’après. Une analyse d’Attac avec des revendications concrètes
références
1. | ⇧ | Rappelons aussi que la colonisation du « Nouveau Monde » a provoqué un effondrement démographique à cause de la diffusion de maladies exogènes telles que la grippe, la peste bubonique ou pneumonique, la fièvre jaune, la variole, le paludisme contre lesquelles les indigènes n’avaient pas développé la même immunité que les populations européennes. |
2. | ⇧ | Lire Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent, La casse du siècle, À propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, 2019. |
3. | ⇧ | Pour une analyse circonstanciée https://www.cadtm.org/La-Pandemie-du-Capitalisme-le-Coronavirus-et-la-crise-economique |
4. | ⇧ | Les analyses de Michael Roberts, analyste financier et bloggeur marxiste font désormais autorité ; son blog est suivi par plus de 15 000 internautes. https://thenextrecession.wordpress.com/2020/03/19/the-emerging-market-slump/ |
5. | ⇧ | En anglais : https://www.marx21.de/coronavirus-agribusiness-would-risk-millions-of-deaths |
6. | ⇧ | L’épisode de la « vache folle » nous rappelle qu’une alimentation basée sur les farines animales pouvait produire des dysfonctionnements physiologiques et des maladies éventuellement transmissibles. |
7. | ⇧ | C’est moins le cas des sciences sociales où la révolte contre la LPPR a suscité l’émergence d’une critique de la logique néolibérale et managériale. Voir https://universiteouverte.org/ |
8. | ⇧ | Pour en connaître la liste et la localisation, voir https://en.wikipedia.org/wiki/Neglected_tropical_diseases; en français : https://www.who.int/topics/tropical_diseases/qa/faq/fr/ |
9. | ⇧ | Voir les recherches de Marc Van Ranst, de la KU Leuven, http://www.flanderstoday.eu/coronavirus-antiviral-was-discovered-leuven-15-years-ago |
10. | ⇧ | Voir : https://www.mediapart.fr/journal/international/110320/la-science-collaborative-l-assaut-du-coronavirus |
11. | ⇧ | Voir : https://wattsupwiththat.com/2020/03/17/an-effective-treatment-for-coronavirus-covid-19-has-been-found-in-a-common-anti-malarial-drug/? Voir aussi le compte-rendu des équipes chinoises publié dans Nature https://www.nature.com/articles/s41422-020-0282-0? |