Le travail peut-il se disloquer?

Le Travail disloqué. Organisations liquides et pénibilités mentales de Guillaume Tiffon analyse les effets du management par projet sur le vécu du travail en observant une montée des pénibilités et des troubles de santé. L’auteur développe son analyse à partir d’une enquête réalisée dans le département de recherche et développement d’un grand groupe énergétique issu du secteur public. Le basculement dans une organisation par projet coïncide avec la libéralisation du marché énergétique et le changement de statut en société anonyme à capitaux publics qui seront ultérieurement introduits en Bourse.

Le devenir liquide des organisations

Pour l’auteur, les groupes projets et l’organisation matricielle représentent le modèle idéal-typique d’une « organisation liquide ». Les groupes se forment au gré des projets qui répondent aux appels du marché. Dans le cas présent, ce marché est d’abord de nature interne puisque les clients appartiennent à des directions opérationnelles de l’entreprise. L’objectif premier de ce mode opératoire, comme le dit très justement l’auteur, est d’imposer une autre manière de travailler (p. 16).

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Le capitalisme numérique est-il un techno-féodalisme?

Cédric Durand (2020), Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 251p.

[Note de lecture publiée in Les Mondes du Travail, novembre n°24-25, pp. 224-228.]

Dans un entretien accordé à Libération (19-20 septembre), Cédric Durand expose la raison d’être de sa critique du capitalisme numérique : « J’ai cherché à comprendre ce que le capitalisme fait du numérique ; loin de favoriser la fragmentation marchande et l’autonomie des individus, l’économie numérique entraîne un retour aux relations de dépendance. Les algorithmes, c’est du social : ce sont des outils qui organisent les relations sociales, qui permettent de se coordonner, d’interagir… Les individus et les organisations ne peuvent plus s’en passer, si bien que leur contrôle par des entreprises privées débouche sur un nouveau rapport de domination indissociablement politique et économique, comme au temps de l’attachement des paysans aux terres seigneuriales. » La proposition originale et audacieuse de l’ouvrage de Cédric Durand consiste à dévoiler la nature féodale du capitalisme contemporain ; manière de montrer son vrai visage, bien éloigné des représentations glamour de la start-up, de la créativité et autres images associées à la Silicon Valley. Lire la suite

Comment contester les technosciences ?

François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014, 420p.

[Note de lecture publié in Les Mondes du Travail n°24-25, pp. 215-220]

François Jarrige fait partie d’un courant d’historiens spécialisés dans la critique des techniques et de l’idéologie de progrès qui a commencé à faire école depuis une décennie environ. La notion de techno-critique désigne pour l’auteur un mode d’approche critique des sciences, des techniques et de l’idéologie de progrès qui s’inspire de l’école de Francfort et de l’écologie politique. Dans la même veine, nous retrouvons d’autres écrits comme Une autre histoire des Trente Glorieuses, de Céline Pessis, Szein Topçu et Christophe Bonneuil (2013) ; L’Apocalypse joyeuse de Jean-Baptiste Fressoz (2012) ou encore La Modernité désenchantée, d’Emmanuel Fureix et François Jarrige (2015). A l’origine, la notion de «technocritique» fut élaborée par Jean-Pierre Dupuy pour qui la neutralité des techniques est un mythe des plus problématiques. Pour François Jarrige, si les techniques promettent abondance et bonheur, leur contestation signifie s’exposer à la critique disqualifiante d’être opposé à tout progrès économique et social… Or, le refus d’entendre ces critiques est bien le parangon d’une modernité aveugle et destructrice, tant sur le plan écologique que social. Ceci justifie, selon François Jarrige, une critique des techniques indispensable pour qui ne veut pas se laisser emprisonner dans une modernité anti-humaniste et destructrice de l’environnement. Lire la suite

Comment les gens ordinaires font face au désastre

Rebecca Solnit, A Paradise Built in Hell. The extraordinary communities that arise from disaster, Pinguin Books, 2010, 368p.

Immanuel Wallerstein disait de notre époque que « beaucoup imaginent plus aisément la fin du monde que la fin du système social capitaliste ». En effet, de nombreux films de sciences fiction se situent dans une temporalité post-apocalyptique où la lutte pour la vie est devenu le lot quotidien de quelques survivants. Les dystopies sont légion et il est loin le temps où la science fiction proposait un imaginaire utopique, à la manière de la romancière libertaire Ursula Le Guin. Bien souvent, les survivants du cataclysme nucléaire ou d’une pandémie ont presque tous perdu leur humanité et la condition humaine subit un « ensauvagement» inéluctable. En résumant, quand il faudra survivre, chacun tend à devenir monstrueux… Aujourd’hui, cette représentation, à la fois très anxiogène et pessimiste, trouve un écho grandissant et c’est bien la raison pourquoi A Paradise Built in Hell est un livre important qui mériterait d’être traduit en français.

Rebecca Solnit prend à contre-pied le sens commun catastrophiste de notre avenir et ce à partir d’une étude des conduites humaines dans un contexte de désastres. L’enquête, essentiellement menée à partir de sources de seconde main, comprend les évènements du 11 septembre, les bombardements de Londres durant la seconde guerre mondiale, l’inondation de la Nouvelle Orléans après le passage de l’ouragan Katrina, l’explosion d’un navire à munition à Halifax ou encore les tremblements de terre de San Francisco et de la ville de Mexico. Dans toutes ces situations catastrophiques, A Paradise Built in Hell nous montre que la plupart des gens réagissent autrement que ce que le sens commun suggère. Dans l’ensemble, les gens ne paniquent pas, ne perdent pas leur humanité – bien au contraire – et dès qu’ils ou elles le peuvent, s’engagent dans le secours mutuel, avec courage et désintérêt, et ce quelque ce soit l’ampleur de la catastrophe. Lire la suite

Syndicalisme et travailleuses du « bas de l’échelle ».

Cristina Nizzoli, C’est du propre. Syndicalisme et travailleurs du « bas de l’échelle »  (Marseille et Bologne). Préface de Sophie Béroud, PUF, Paris, 2015, 200 pages, 

Cristina Nizzoli publie avec ce livre les résultats d’une enquête approfondie qui s’est déroulée tant à Marseille qu’à Bologne et auprès de syndicalistes et de travailleuses/eurs du secteur de la propreté. Fondé sur un doctorat en sociologie soutenu en décembre 2013, Cristina Nizzoli nous fait découvrir le monde des salariés et de leurs luttes, accompagnés et aidés par des syndicalistes. Temps partiel, horaires coupés et bien souvent aléatoires, sous-traitance en cascade, rémunérations au plus bas, arbitraire patronal en humiliations sont le lot quotidien de milliers de salariés de « nettoyage ». A cela se rajoute la réalité féminisée et « racialisée » d’un secteur dont les employeurs trouvent toujours une main d’œuvre à disposition parmi les plus vulnérables de la société. Et donc, parmi les migrants récents ou moins récents, venus bien souvent du Mezzogiorno italien comme de l’étranger pour ce qui caractérise la France.

Cristina Nizzoli pose avec clarté le cadre de son enquête : « l’époque glorieuse de la société salariale – une construction progressive du statut de salarié associé à des garanties et des droits collectifs, a cédé la place à un processus d’effritement de cette société même. Le néolibéralisme appliqué aux mondes du travail se traduit par une précarisation des stables et un enfermement dans la précarité parmi les instables pour utiliser une typologie empruntée à Robert Castel. Cette situation se voit exacerbée par les limites d’un syndicalisme lui-même marqué par le ‘compromis fordiste’ et une institutionnalisation des relations de travail. » Lire la suite