Cristina Nizzoli, C’est du propre. Syndicalisme et travailleurs du « bas de l’échelle » (Marseille et Bologne). Préface de Sophie Béroud, PUF, Paris, 2015, 200 pages,
Cristina Nizzoli publie avec ce livre les résultats d’une enquête approfondie qui s’est déroulée tant à Marseille qu’à Bologne et auprès de syndicalistes et de travailleuses/eurs du secteur de la propreté. Fondé sur un doctorat en sociologie soutenu en décembre 2013, Cristina Nizzoli nous fait découvrir le monde des salariés et de leurs luttes, accompagnés et aidés par des syndicalistes. Temps partiel, horaires coupés et bien souvent aléatoires, sous-traitance en cascade, rémunérations au plus bas, arbitraire patronal en humiliations sont le lot quotidien de milliers de salariés de « nettoyage ». A cela se rajoute la réalité féminisée et « racialisée » d’un secteur dont les employeurs trouvent toujours une main d’œuvre à disposition parmi les plus vulnérables de la société. Et donc, parmi les migrants récents ou moins récents, venus bien souvent du Mezzogiorno italien comme de l’étranger pour ce qui caractérise la France.
Cristina Nizzoli pose avec clarté le cadre de son enquête : « l’époque glorieuse de la société salariale – une construction progressive du statut de salarié associé à des garanties et des droits collectifs, a cédé la place à un processus d’effritement de cette société même. Le néolibéralisme appliqué aux mondes du travail se traduit par une précarisation des stables et un enfermement dans la précarité parmi les instables pour utiliser une typologie empruntée à Robert Castel. Cette situation se voit exacerbée par les limites d’un syndicalisme lui-même marqué par le ‘compromis fordiste’ et une institutionnalisation des relations de travail. »
Cristina Nizzoli a choisi comme terrain le secteur de la propreté car quand-bien même il est fortement marqué par la précarité, il demeure un terrain conflictuel, où existe ici ou là une action syndicale de proximité. L’avantage d’un tel choix est qu’il permet de rompre avec les représentations caricaturales d’un syndicalisme barricadé derrière les bastions ouvriers de la grande entreprise. Partant de l’hypothèse que les stratégies de revitalisation syndicale développées aux Etats-Unis cours des années 1990-2000, parfois centrés sur le quartier ou sur les réseaux communautaires, pouvaient également se développer en Europe, l’auteure a voulu voir de plus près, à la manière des ethnographes. Pour Nizzoli, l’approche de revitalisation a connu au cours de la dernière décennie un regain grâce à l’organizing ; une action syndicale qui consiste recruter massivement tout en cherchant à agir et influer sur les situations vécues. Cette révitalisation syndicale a depuis lors été transposée sur le continent européen, en premier lieu au Royaume Uni parmi les janitors, catégorie de travailleurs affectés à la propreté dans le secteur du tertiaire.
Agissant au sein d’un milieu de travail déjà « racialisé » et fortement féminisé, le syndicalisme a été contraint de changer de vocabulaire et de faire appel à des ressorts de mobilisation qui intègrent l’hétérogénéité des acteurs sur le plan identitaire. Cela sans enfermer ni essentialiser les personnes – et c’est sans doute un des mérites premiers de son enquête – dans des catégories figées que soit le genre, la couleur ou la croyance religieuse. Pour Nizzoli, il est essentiel de reconnaître que les travailleuses de la propreté – environ 75% sont du genre féminin – sont frappées de plein fouet par le mépris social et cela à la fois dans leur condition de salarié exerçant un « sale boulot » – un concept d’Everett Hughes qui s’applique parfaitement aux situations étudiées – que pour leur origine étrangère et leur appartenance au genre féminin.
L’ouvrage permet de découvrir combien le croisement de deux méthodes de recherche est fécond sur le plan heuristique. Cristina Nizzoli a tout d’abord menée une enquête de terrain ethnographique, basée sur des observations prolongée des permanences syndicales, tout en déployant celles-ci dans deux espaces sociaux clairement distincts que sont Marseille et Bologne. Ainsi faisant, elle s’inscrit dans la tradition d’études comparatistes « sociétales » – menées au LEST depuis les années 1980 et initiées par entre autre Marc Maurice et François Sellier – tout en la renouvelant au travers une démarche d’ethnographie comparative
Les secteurs italiens et français de la propreté montrent une nette tendance à la convergence sur le plan sectoriel. Ce secteur est d’abord de taille équivalente avec un peu plus de 20.000 entreprises réalisant un chiffre d’affaire de respectivement 11 milliards d’euro en France et de 8,5 milliards d’euros en Italie. Il emploie un peu plus de 400.000 salariés dans chacun des deux pays ; il est féminisé à 70% avec à peu près autant de temps partiels et une plus grande proportion de travailleurs étrangers en France (30% environ contre 15% en Italie, mais avec bon nombre de migrants venant du sud). Plus fondamentalement, la plupart des entreprises sont des prestataires de service, réalisant des chantiers ou des tâches de maintien de propreté dans le secteur privé ou public, dans les services comme dans l’industrie. En cela, le secteur se caractérise par des relations tripartites ou triangulaires avec d’une côté le donneur d’ordre, de l’autre côté la société prestataire (en situation de sous-traitance) et puis, au milieu, les salariés qui effectuent leur travail dans les bâtiments des donneurs d’ordre. En cela, nous retrouvons ce que qui caractérise le secteur intérimaire, sauf que dans le secteur de la propreté, les salariés se voient garantir une continuité minimale du contrat de travail. En effet, lorsqu’une société de nettoyage perd un marché – les contrats ne sont jamais reconduits automatiquement – les salariés affectés sur ce « chantier » seront attribués à la nouvelle société ayant emporté le marché. Tel est en tout cas la règle émanant des conventions collectives, et ce tant en France qu’en Italie. Bien sûr, en réalité, les garanties sont moins tangibles. Bien souvent, les changements de volume de travail et les réorganisations diverses et variées servent de prétexte pour les entreprises du nettoyage pour se débarrasser du personnel « surnumméraire ».
Outre le fait d’être en situation périphérique prestant des tâches externalisés, le secteur est un laboratoire permanent de flexibilité contractuelle et temporelle. Le travail de nettoyage dans les bureaux, les écoles, les hôpitaux est souvent concentré sur certaines plages horaires, très tôt le matin et en soirée. Il en résulte que les journées de travail sont fractionnées, avec des plages de travail de 5h à 8h et de 18h à 20h, par exemple. Dans bien des cas, les horaires sont rarement compatibles avec des responsabilités parentales à l’égard d’enfants en bas âge.
Osons ici exprimer une réflexion sinon un regret. Le prolongement de l’enquête au-delà du travail, c’est-à-dire dans la sphère du « hors-travail », aurait sans doute apporté des éléments d’information complémentaires permettant de mieux comprendre comment s’ajustent les temps de travail et les temps sociaux (contraints) familiaux. L’aide de la part des membres de la famille élargie et la possibilité de disposer d’un réseau d’entraide est peut-être une condition sine qua non pour « rester dans l’emploi »…
La situation de dépendance financière ou de pauvreté relative – à travail partiel, salaire partiel – conduit Nizzoli à reprendre la formule du salariat bridé reprise de Yann Moulier Boutang. Personnellement, je pense que cette notion n’est pas très éclairante car elle suggère que le salariat qui ne serait pas en « bas de l’échelle » serait « débridé » et aurait tout loisir de se déployer. Or, la logique de valorisation et de la subsomption réelle tend à saisir l’ensemble des catégories du salariat. Tendanciellement, la situation de dépendance à l’égard de l’employeur, la raréfaction de choix, l’enfermement dans une condition subalterne (prolétaire) s’étend au-delà des catégories « en bas de l’échelle », expression qui reprend le titre d’un ouvrage collectif coordonné par Pierre Cours-salies et Stéphane Le Lay (2006).
Dans le second chapitre Cristina Nizolli présente en détail les leaders syndicaux de la Filcams-CGIl et de la CGT. Plutôt masculins dans un environnement de travail très féminisé, un peu extérieurs aussi, leur prépondérance souligne la difficulté de former des leaders lorsque l’action syndicale est encore balbutiante et vulnérable. Il faut être doté d’une sensibilité et d’une empathie réelle, avoir de la conviction et être tenace pour pouvoir avancer, à contre courant qui plus est. Il est intéressant d’observer que le syndicalisme continue à agir sur les situations de travail précaires tout en ayant une extériorité par rapport à celles-ci. L’action syndicale se renouvèle dès lors qu’elle entre en relation avec les travailleurs. Ces relations se développent d’abord via l’existence de permanences et l’information recueillie par les militants permanents ou détachés ayant des contacts avec les salariés des boîtes du secteur.
En Italie, le secteur est organisé au sein la fédération FILCAMS qui organise les salariés du tertiaire et plus particulièrement de la restauration et de l’hôtellerie. Pour ce qui concerne la CGT, c’est la fédération des portuaires (ports et docks) qui intègre et organise les travailleurs de la propreté. Soulignons pour la CGIL l’importance d’une structure d’information et de conseil juridique, sociale et fiscale, adossée à la structure interprofessionnelle. Si cette structure n’a pas beaucoup de liens organiques avec la fédération Filcams, elle offre en même temps un point de contact avec l’action syndicale, fonctionnant comme une sorte de guichet-service par lequel passent à peu près toutes les catégories et tous les métiers. Dans la CGT, il n’y pas de soutien administratif spécialisé de ce type. Tout passe donc par l’action des militants. Pour ces derniers, appartenir à la fédération des dockers apporte un avantage considérable car en cas de besoin, les militants dockers peut débarquer et faire comprendre à l’employeur, en y mettant le poids d’une présence physique, qu’il y a lieu de respecter la législation sociale…
Dans les chapitres 3 et 4, elle nous montre par quel biais les liens se tissent entre organisé.e.s et inorganisé.es ; quelles demandes émanent des collectifs de travail ; et surtout l’importance de « collectiviser » les situations individuelles. Son enquête approfondie recèle des surprises pour qui ne connaît que superficiellement le syndicalisme. A Bologne, la CGIL Filcams joue un rôle d’intermédiaire dans la passation ou la négociation des marchés, ce qui conduit le syndicat à accompagner parfois les baisses de salaire. Il en résulte une action syndicale de proximité de type « résiduelle », informative et rarement revendicative. Tout cela est montré de manière détaillée dans le chapitre 6. Néanmoins, quelques grèves ont lieu, tant à l’instigation des salariés que des certains permanents plus engagés dans la défense des droits sociaux élémentaires. Mais en général, la CGIL Filcams se borne donc à améliorer le sort individuel sur des dossiers concrets sans être engagé dans la construction d’un rapport de force. A Marseille, avec la CGT, c’est tout le contraire et le syndicat joue au « coup de gueule », agite la menace d’une action en justice, tout en organisant des permanences d’information et de suivi de dossier. La CGT organise des assemblées générales qui rassemblent les militants du secteur et facilite une sorte de formation à la conscience ouvrière et syndicale ‘in situ’.
Par-delà les différences contextuelles et sociétale, l’enquête de Cristina Nizzoli montre combien l’action syndicale tente parfois avec succès de dépasser les clivages ethniques et communautaires pour la défense d’une dignité au travail et de droits sociaux auxquels toutes et tous devraient avoir droit. Elle montre aussi combien la précarité et la condition infra-statutaire freine cette action et érode son efficacité. Si action il y a, nous sommes encore loin d’une transformation de la condition salariale…
Sur un plan théorique, l’ouvrage de Cristina Nizzoli nous montre comment l’analyse sociologique gagne à s’appuyer sur une intersectionnalité classe-sexe-race car celle-ci permet de mettre à nu les logiques sous-jacentes des interactions sociales observées.
Cependant, l’approche ethnographique « pure » joue parfois des tours à l’analyse sociologique… Ainsi, deux questions importantes me semblent avoir été négligées. La première concerne la santé et l’usure au travail. Connaissant les conditions sanitaires d’un travail utilisant de façon récurrente des produits chimiques qui ne sont pas sans danger pour la santé (épiderme, système respiratoire), il est étonnant de constater que cet aspect semble être totalement absent de l’action syndicale, tant à Marseille qu’à Bologne. Soit cela signifie que le syndicalisme mis en œuvre est encore rudimentaire, « alimentaire » et peu au fait des normes notamment européennes en la matière. Or, les rares travaux sur le travail dans le secteur de la propreté mentionnent l’importance des TMS. « Dans le travail de nettoyage, la liste est longue, en effet, des tâches pénibles, des postures inconfortables et sans cesse recommencées : manutentions lourdes et répétées avec les poubelles, des corbeilles à papier aux énormes conteneurs des résidences, manutention du matériel, aspirateur, seau, balai… On se baisse beaucoup pour nettoyer, pour ramasser, pour pousser petits meubles, placards et autres objets. On frotte en appuyant sur les poignets, les bras, les épaules. On tient les bras levés pour nettoyer les vitres, on monte et on descend sans cesse des escaliers, on parcourt des kilomètres carrés de surface à nettoyer… Bref le travail dans le nettoyage sollicite les corps, les use parfois prématurément et conduit à des apprentissages et à des ajustements incessants. « Quand j’ai commencé ici, le soir je rentrais, j’avais mal partout, je hurlais… ». [Anissa, agent d’entretien, 46 ans]. Les atteintes à la santé évoquées par les salariés sont ainsi multiples mais concernent surtout le dos, les articulations et les mains. Le secteur du nettoyage conserve un taux de fréquence d’accidents bien plus élevé que la moyenne nationale (37,5 contre 25,7) et les quelques progrès statistiques enregistrés sur le long terme s’accompagnent d’une augmentation du nombre d’accidents graves entraînant une incapacité. »[1]
Fort étonnamment, Dans C’est du propre, ni les syndicalistes CGIL ni ceux de la CGT semblent être préoccupés par ces questions. Est-ce que l’absence de CHS-CT ou de délégués du personnel explique ce silence ou est-ce plutôt le reflet d’une culture syndicale peu sensible à ces questions? Ou encore la conséquence d’une observation uniquement menée à partir des permanences ? Toujours est-il que les médecins du travail se sont penchés sur la question[2]…
Une deuxième question « silencieuse » concerne la place des litiges juridiques dans les relations de travail et l’action syndicale. Certes, Cristina Nizzoli mentionne à un moment donné (p.100) combien la menace d’aller aux prud’hommes est efficace pour obtenir la réintégration dans l’emploi, mais la question n’est pas traitée au délà de ce constat. Or, nous savons bien en France combien le code du travail est un recours pour un syndicalisme organiquement faible. Une enquête auprès des Prud’hommes aurait peut-être permis d’investiguer des cas concrets de licenciements contestables ou de rémunérations insuffisantes, ce qui est plutôt fréquent dans les mondes du travail précarisés et peuplés par des personnes enfermées dans une condition subalterne. Il serait injuste de faire ici un mauvais procès à l’auteure mais il n’en demeure pas moins que nous ne savons pas si il y a lieu de parler de lacunes d’enquête ou d’action syndicale lacunaire. Toujours est-il que ces limites soulignent l’importance dans les enquêtes sociologiques de procéder à une étude élargie sur le plan documentaire, historique et institutionnel. Dit autrement, « le terrain » n’exprime pas spontanément l’ensemble des logiques à l’œuvre au sein des interactions observées et l’ethnographie se révèle bien souvent limitée par une sorte de myopie.
Mais ne boudons pas notre intérêt, si l’ouvrage C’est du propre a reçu le prix Le Monde de la recherche universitaire, c’est certainement parce qu’il offre au lecteur/trice une belle enquête de terrain qui nous fait découvrir un monde social souvent invisible et oublié ; celui des travailleuses (eurs), « techniciennes de surface » sans lesquelles nos bureaux, nos écoles, nos hôpitaux et nos transports publics seraient infestés de poussière, de détritus et de bactéries.
Recension publiée in La Nouvelle Revue du Travail [En ligne], n°10, 2017 ; URL : http://journals.openedition.org/nrt/3176 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.3176
[1] . Barnier Frédérique, « Emploi précaire, travail indigne : condition salariale moderne dans le nettoyage », dans revue ¿ Interrogations ?, N°12 – Quoi de neuf dans le salariat ?, juin 2011 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Emploi-precaire-travail-indigne (consulté le 17 octobre 2016).
[2] . J. Albouy, A. Chalons, J. Gugliamina, G. Lerbut, « Du constat à l’action : prévention des TMS dans le secteur de la propreté », Congrès de Médecine et Santé au travail, Toulouse, juin 2010.