François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014, 420p.
[Note de lecture publié in Les Mondes du Travail n°24-25, pp. 215-220]
François Jarrige fait partie d’un courant d’historiens spécialisés dans la critique des techniques et de l’idéologie de progrès qui a commencé à faire école depuis une décennie environ. La notion de techno-critique désigne pour l’auteur un mode d’approche critique des sciences, des techniques et de l’idéologie de progrès qui s’inspire de l’école de Francfort et de l’écologie politique. Dans la même veine, nous retrouvons d’autres écrits comme Une autre histoire des Trente Glorieuses, de Céline Pessis, Szein Topçu et Christophe Bonneuil (2013) ; L’Apocalypse joyeuse de Jean-Baptiste Fressoz (2012) ou encore La Modernité désenchantée, d’Emmanuel Fureix et François Jarrige (2015). A l’origine, la notion de «technocritique» fut élaborée par Jean-Pierre Dupuy pour qui la neutralité des techniques est un mythe des plus problématiques. Pour François Jarrige, si les techniques promettent abondance et bonheur, leur contestation signifie s’exposer à la critique disqualifiante d’être opposé à tout progrès économique et social… Or, le refus d’entendre ces critiques est bien le parangon d’une modernité aveugle et destructrice, tant sur le plan écologique que social. Ceci justifie, selon François Jarrige, une critique des techniques indispensable pour qui ne veut pas se laisser emprisonner dans une modernité anti-humaniste et destructrice de l’environnement.
L’ouvrage de François Jarrige, très riche et extrêmement détaillé, propose non seulement de répondre aux questions que soulèvent les conséquences de la modernité aveugle, mais cherche aussi à explorer la diversité des protestations et des contestations émises à l’encontre des techniques. Pour l’auteur, il est évident que l’histoire de ces critiques est étroitement liée à celle du progrès, puisque la critique des techniques révèle le caractère illusoire du « progrès ». Bien sûr, la polarisation caricaturale du débat entre technophiles ouverts au progrès et technophobes archaïques et réactionnaires dissimule une diversité et une complexité des positions, tout comme elle laisse dans l’ombre les enjeux sociaux, politiques et culturels que soulèvent les techniques.
Toutefois, pour François Jarrige, la ligne de fracture ne passe pas entre les partisans et les opposants à la technique, mais entre ceux qui prétendent que le progrès technique est non questionnable – et donc un dogme religieux – et ceux qui y détectent des instruments de pouvoir et de domination, des lieux où se combinent sans cesse des rapports de force et qui, à cet égard, doivent être critiqués. L’opposition au changement technique ne consiste pas dans un refus de la technique ; elle vise en fait à s’opposer à l’ordre social et politique que celle-ci véhicule. « Plus qu’un refus, elle est proposition pour une trajectoire alternative. »
Faisant sienne la formule célèbre de Jacques Ellul – « ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique » –, Jarrige désacralise les changements et les innovations techniques en mettant en évidence les oppositions, les critiques et les résistances qu’elles ont suscitées en permanence. Chemin faisant, il établit un lien entre les inventions du début de l’ère industrielle et les techno-sciences d’aujourd’hui et qui expriment le rapport désormais symbiotique entre science, connaissance et système machinique, et qui va jusqu’à transcender les frontières entre naturel et artificiel via les biotechnologies. Jarrige ne cherche pas à appréhender la technique, la technologie et les techno-sciences comme des réalités en soi ou « hors sol », mais propose de les considérer comme un assemblage de matières, de rapports sociaux, de rapports de pouvoir historiquement situé (p. 14).
Dans la première partie, l’auteur revient sur les débuts de l’ère industrielle qu’il aborde avec un chapitre qui raconte l’histoire de l’introduction des machines à l’aube de la « grande transformation », quand les techniques et les inventions encore au service de l’État royal suscitent déjà des oppositions de la part des artisans et des paysans – dont le luddisme en Angleterre avec les bris de machines incarne l’aile la plus radicale. Cette révolte est souvent considérée à tort comme l’expression d’un refus du nouveau qui reste arc-bouté sur l’ancien. Selon Jarrige, suivant ici l’analyse de Edward Palmer Thompson, il s’agit d’abord d’un refus des effets de pouvoir des nouveaux métiers à tisser et l’usage de tactiques violentes pour négocier des tarifs à la hausse.
Les chapitres 3 et 4 portent un regard sur la critique des risques sanitaires d’une industrialisation accélérée, la barbarie ferroviaire. L’auteur évoque l’émergence d’une première critique de la modernité et de l’idéologie de progrès que l’on qualifie souvent de romantique. Or, certains protagonistes de cette critique fondent celle-ci sur une analyse qui se veut scientifique, pour alerter sur la dégradation des sols et l’épuisement des ressources. Il faut néanmoins reconnaître que cette critique perd son audience lorsque, au milieu du XIXe siècle, la diffusion du machinisme se double d’un discours sur le progrès économique. Face à la vigueur des changements techniques et à la puissance d’un discours le justifiant au nom d’un bien-être futur, maintenir une opposition devient très difficile. Et ce d’autant plus que les premiers socialistes, fascinés par les inventions et la technique, vont également dénoncer les critiques des machines comme rétrogrades. Pour les protagonistes progressistes ou socialistes, l’enjeu est de domestiquer le changement technique au lieu d’être domestiqué par ce dernier. La technique en elle-même cesse en quelque sorte d’être l’objet d’une critique systématique.
La deuxième partie s’étend sur l’âge des machines qui s’étend de la deuxième moitié du XIXe siècle à la fin du XXe siècle. Le chapitre 5 ouvre cette partie et revient sur les cadres idéologiques implicites de la modernité technologique que sont une vision linéaire et évolutionniste de l’histoire, l’assimilation du progrès technique au progrès social et l’oubli systématique de traiter des effets sociaux environnementaux et culturels. L’idéologie de progrès se répand dans les sociétés européennes qui se sécularisent à ce moment-là, et qui transforment la science en nouveau « régime de vérité », une sorte de religion de substitut. La technique fait également son entrée dans les cultures populaires. Le chapitre 6 porte le regard sur « La belle époque des techniques », qui s’étend de la seconde moitié du XIXe siècle au tournant du XXe siècle. C’est au cours de cette période qu’on voit apparaître les premiers signes d’un mouvement de retour à la nature. Sa manifestent aussi les prémices d’un pessimisme culturel à l’égard de la modernité technique, les premières analyses sur la « cage d’acier» de la modernité (Weber) ou encore les romans traitant de la fin du monde que sera l’ère des sciences, avec la figure du savant fou apprenti sorcier. Le chapitre 7 élargit le champ d’analyse aux « machines impérialistes » et montre comment le retard technique et l’arriération culturelle sont invoqués pour justifier la colonisation. Très judicieusement, Jarrige met en évidence la façon dont les dispositifs techniques et machiniques déstructurent l’artisanat, tout en imposant un régime colonial. L’opposition au colonialisme est confrontée au choix de se positionner par rapport aux systèmes techniques. En Inde, les nationalistes, opposés à la domination britannique, plaident en faveur d’une troisième voie entre modernisateurs et néo-traditionnalistes. Le chapitre 8 traite du début du XXe siècle, période pendant laquelle se diffuse un véritable messianisme technologique. Toutefois, l’expérience des deux guerres mondiales, la barbarie industrialisée de la Shoah et les explosions atomiques de Hiroshima et Nagasaki nourrissent une critique de l’idéologie de progrès. Au cours de cette même période, on voit (ré-)apparaître de nouvelles critiques de la modernité technologique qui prend de plus en plus le visage d’une dystopie. Les productions culturelles, filmiques ou littéraires, expriment ce réveil de la critique : pensons à Métropolis (1927), de Fritz Lang, ou encore Brave New World, d’Aldous Huxley (1932). L’école de Francfort, exilée pendant une longue décennie aux États-Unis, jette les bases d’une critique qui déconstruit l’idéologie techniciste et sa domination culturelle.
Dans la troisième partie, François Jarrige aborde de front la « montée des catastrophes » que nous avons connues au cours du siècle dernier. L’idéologie de progrès reste néanmoins bien ancrée dans les représentations. La reconstruction de l’après-guerre impulse un vaste mouvement de modernisation qui, comme on le sait, donne naissance à la société de consommation. Même si la guerre froide assombrit l’avenir avec le risque d’une apocalypse nucléaire, l’optimisme reste de mise. Mais pour des économistes comme Walt W. Rostow et sa théorie du décollage, la modernisation allait bientôt intégrer les pays du sud au « monde développé ». Malgré la force des idées modernisatrices, de nombreuses critiques voient le jour et ce, dès la fin des années 1940 : à la peur de la barbarie mécanisée et nucléaire s’ajoute la critique des effets aliénants des systèmes de travail ou du mode de consommation. Une partie de ces critiques se nourrissent du personnalisme chrétien (Emmanuel Mounier), d’autres de l’humanisme radical (Georges Friedmann, Jacques Ellul) ou d’un marxisme non stalinien (Pierre Naville). D’autres continuent à penser qu’il est possible de dompter la technique et de la réorienter. Les États-Unis et l’URSS sont pris dans une compétition techno-scientifique. En Europe, les milieux critiques considèrent cet antagonisme comme fallacieux derrière lequel émerge un monstre bureaucratique et totalitaire. Des philosophes comme Martin Heidegger et Hannah Arendt voient dans la technique un asservissement, fondamentalement contraire à la démocratie. D’autres penseurs (Georges Simondon) continuent à défendre une approche qui dépasse l’anti-technicisme « ignorant » et le technicisme « intempérant ». Au moment où la France connaît l’extinction de la paysannerie, l’arrivée des centrales nucléaires et la taylorisation du travail, ces critiques se font plus systématiques. La rencontre entre André Gorz et Ivan Illich produit une critique de la civilisation industrielle plus systématique, et trouvera un écho peu après en la personne de René Dumont, premier candidat écologiste à l’élections présidentielle de 1974. Le chapitre 10 aborde l’émergence d’une critique écologiste, qui se manifeste dans des actions sociales et surtout des pratiques sociales expérimentales du quotidien (« vivre autrement dès maintenant »), tant au niveau de l’habitat, de l’école que du travail. Les penseurs comme Illich et Lewis Mumford inspirent cette « nouvelle radicalité », qui tourne le dos au « progrès » technoscientifique. Le chapitre 11 aborde les années 1980-1990 qui connaissent le triomphe du néolibéralisme tandis que les mouvements contestataires se réduisent comme peau de chagrin. L’informatique et la robotique triomphent, la technique redevient « neutre » et l’enjeu premier est de savoir qui tient les manettes… Une nouvelle société de la connaissance serait en train d’émerger et rares sont ceux qui osent mettre en cause cette projection d’avenir. Le chapitre 12 (« Contester les techniques dans la société de l’après-croissance ») présente le climat intellectuel dans lequel l’auteur a initié ses travaux. La prise de conscience des risques qu’implique la croissance nourrit la critique écologique de la modernité. Cela contribue à repolitiser les choix technologiques, sur le plan éthique – car les implications sociétales sont considérables avec la recherche génétique –, mais aussi environnemental avec notamment les OGM ou les biotechnologies. Une sorte de « néo-luddisme » voit le jour autour du mouvement anti-OGM. En se développant, ce mouvement de contestation cible également les énergies fossiles et l’extractivisme et le pillage des ressources dans les pays du Sud. Une contre-offensive idéologique et politique voit le jour, en stigmatisant au sein de la mouvance écologiste la posture critique comme « technophobe et passéiste ». Pour Jarrige, Bruno Latour (celui de Nous n’avons jamais été modernes) participe à cette contre-offensive en dépolitisant la technique via l’analyse conjointe des interactions entre humain et technique. Latour estime que l’homme doit apprendre à aimer les machines qui peuplent son existence alors que pour François Jarrige, il faut, au contraire, rester partisan d’une critique radicale des objets techniques et des rapports qu’ils induisent, rejoignant ici les objecteurs de croissance et les critiques de la technoscience.
Dans la postface, Jarrige revient sur la contribution que représente cet ouvrage. Il faut, dit-il, se libérer du fatalisme technologique : on peut se passer de certaines technologies, il faut continuer à critiquer les dispositifs en mettant en évidence leur caractère nocif, aliénant et déshumanisant. Il faut aussi cesser de croire dans les vertus rédemptrices de la technoscience «qui ne sauvera pas la planète». Jarrige précise que sa critique ne s’adresse pas à la technologie « en général », mais vise les « hautes technologies contemporaines modelées par la quête de profit et le rêve de puissance, façonnées par le fétichisme et l’illusion de la solution technologique qui résoudra tous les problèmes ».
Il juge utile de préciser que l’histoire des technocritiques est aussi une histoire des alternatives, faisant référence à Ernst Schumacher et aux technologies « intermédiaires », « libératrices » (Murray Bookchin), « démocratiques » (Mumford) ou encore « conviviales » (Illich), tout en admettant avoir peu développé ces aspects dans l’ouvrage dont il est question ici. Reconnaissant que les techniques sont au cœur de l’exploitation capitaliste, qui est à la fois sociale et écologique (p. 359), Jarrige considère que les dispositifs techniques et les technosciences conduisent à l’abîme. La solution consiste à cesser de s’en servir (« on peut s’en passer ») et à investir d’autres espaces d’expérience : « Contre tout fatalisme et tout repli individualiste sur la seule sphère des plaisirs consuméristes, les techno-critiques et les expérimentations qu’elles portent invitent au final à reconnecter les différentes dimensions de la technologie, à penser ensemble production et consommation, le travail humain et les ressources naturelles. […] Contre les fables omniprésentes, contre les appels incessants à céder devant “l’impératif technologique”, il s’agit d’entretenir un regard sceptique sur les idéologies de l’innovation, un regard qui se dit “plus réaliste simplement pour maintenir la possibilité d’un autre monde, qui, pourquoi pas, pourrait être meilleur”.»
Cette dernière phrase, avec laquelle Jarrige clôture l’ouvrage, résume très bien son choix de maintenir une distance critique à l’égard de l’idéologie de progrès. Le recul historique de plus de deux siècles de modernisation et d’idéologie de progrès le justifie pleinement. En même temps, faut-il s’incliner devant la définition dominante du « progrès » ? Ne faut-il pas aussi envisager le fait que l’idéal de progrès, avant d’être marqué par la religion scientiste et la fascination de la technologie, incarnait d’abord la volonté de se libérer de la tutelle du clergé et de la domination de l’aristocratie, afin de devenir maître de son destin ? L’idéal scientifique a été utilisé par les puissants, mais bon nombre de scientifiques ont d’abord découvert des choses, que ce soit au niveau des sciences biologiques, médicales, physiques ou chimiques. Certaines de ces découvertes ont servi à fabriquer des armes ou des dispositifs de contrôle, parfois cela a pollué les sols et il est important de prendre connaissance des critiques qui se manifestaient déjà dans le passé. Pour autant, faut-il considérer que, sauf quelques rares exceptions, les techno-sciences « au service du système » étaient déjà à l’œuvre ? Il faudrait établir pour cela un inventaire plus précis, non seulement des discours, mais aussi des inventions et des découvertes réelles, notamment sur le plan médical, en mesurant leur impact bien souvent équivoque.
La postface a le mérite d’expliciter l’orientation défendue par l’auteur tout au long de l’ouvrage. Résumons ici quelques observations et désaccords. Aux yeux de Jarrige, l’histoire des techno-critiques est une histoire de défaites récurrentes. Est-ce bien vrai? Empiriquement, on peut le contester ou à tout le moins le nuancer. Dans le champ du travail, les innovations technologiques initiées par le management n’étaient pas toujours triomphantes. Au Royaume-Uni, le taylorisme a eu le plus grand mal à s’imposer et, dans le l’industrie automobile, les ingénieurs du bureau des méthodes ont été contraints de partager le pouvoir sur le plan technique avec des collectifs « résilients », tandis que le management ne pouvait pas outrepasser le contre-pouvoir syndical. La Suède et certaines constructeurs Allemands ont également été contraints de développer une approche socio-technique, améliorant les conditions de travail et concédant des marges d’action considérables aux collectifs de travail. Parfois les innovations s’imposent sur le plan technique et organisationnel mais le contre-pouvoir syndical demeure capable de préserver statut et conditions de travail. De nombreux cas démontrent que le mouvement syndical n’a pas toujours accepté ces innovations en échange de hausses de salaire. Prenons par exemple l’innovation que représente le container qui facilité la mobilité des marchandises à l’échelle mondiale. Le nombre de dockers a certes été fortement réduit, mais ni aux États-Unis ni en Europe le statut de ces derniers a cessé d’exister. Et cela fait près 40 ans que le container prédomine le transport maritime…
Les demi-défaites sont aussi des demi-victoires, et même les compromis parfois peu glorieux changent la réalité des choses, certes à la marge, mais pour les premiers concernés, c’est loin d’être négligeable. On pourrait ici revenir sur l’histoire du travail qui se transforme sous l’emprise d’un rapport de force entre capital et travail. Si bon nombre d’innovations technologiques ou techno-scientifiques sont propulsées par l’impératif de profit et le rêve moderniste, bon nombre de trouvailles, de découvertes, avec parfois une application partielle ou expérimentale, se situent justement aux antipodes de cette logique de profit ou de pouvoir. L’usage d’Internet dans le monde académique, puis dans le monde associatif a été, dans un premier temps, un vecteur de démocratisation, d’horizontalité qui a renforcé les communs du savoir et les communs pour pratique, démocratisant les rapports sociaux. L’évolution qu’Internet a connue depuis la fin des années 1990 – en gros, après l’époque de Compuserve et du Peer 2 Peer – n’était pas fatale non plus. Sous l’égide des États, les protocoles ont été standardisés pour ensuite devenir des espaces colonisés par des entreprises commerciales utilisant la gratuité comme cheval de Troie. Il faudrait revenir sur les causes politiques, intellectuelles de ce retournement. La technique n’est certes pas neutre, comme l’expose avec justesse François Jarrige, mais elle devient très vite, lorsqu’elle n’est pas un dispositif contrôlable, un champ de bataille. Dans l’affrontement qui a lieu, il convient de s’interroger sur les acteurs, les alliances et les leviers nécessaires pour contrecarrer la perpétuation de la domination par les dominants. Si la critique de l’idéologie de progrès est indispensable, faut-il pour autant se débarrasser de toute ambition de projet alternatif en la matière ? Ne faut-il pas envisager « de sauver le progrès » afin, de nouveau, de rendre désirable l’avenir, comme le propose Peter Wagner ? A l’évidence, cela requiert une redéfinition de la notion de progrès. Du point de vue de l’histoire longue, on peut difficilement rejeter l’idée que la seule vraie « source » de progrès se situe du côté de la résistance à la domination, qui est toujours source d’injustices. « L’opposition à la domination formelle (la féodalité) a été l’un des plus puissants moteurs de progrès dans l’histoire. Cette résistance a renversé les privilèges des élites en mettant l’accent sur des revendications normatives, la principale d’entre elles étant l’égale liberté. Sous impulsion d’une lutte contre les tutelles et les privilèges, l’égale liberté s’est imposée, mais seulement dans la sphère politique, l’espace public. » Mais poursuit-il, historiquement, l’obtention de l’égale liberté a rarement été le fruit d’un nouveau compromis : « Au contraire, les concessions des élites ont été obtenues le plus souvent sous contraintes, et non suite à une conviction normative. En outre, les élites n’ont pas disparu en même temps que la domination formelle. Elles ont essayé de déplacer le champ de bataille pour conserver leurs privilèges, en leur donnant des formes qui les rendent imperméables à la critique de la domination formelle. »
Ces concessions ont eu pour corollaire d’intensifier les dominations d’autres sociétés (via le colonialisme) et de la nature (par l’industrialisation). L’intensification de la l’industrialisation du travail durant le XXe siècle, inaugurée par l’OST taylorienne, peut être vécue comme le franchissement d’une étape similaire dans les sociétés du Nord, après que le mouvement ouvrier a obtenu l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des salaires et un engagement en faveur de la sécurité sociale. Dans ce cas, la domination formelle a continué à s’exercer par ceux qui détiennent les moyens de production contre ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre. Mais là aussi, la résistance à la domination a été le moteur du progrès puisque la subsomption formelle a cédé la place à la subsomption réelle. Or, selon Peter Wagner, suivant ici Marx, cette évolution ne doit pas se comprendre comme une reconduction des rapports de domination, mais comme le déplacement de ceux-ci. Les nouveaux modes de management et les innovations technologiques ne sont pas le fruit d’une logique interne au capital, mais constituent des réponses aux progrès accomplis par les résistances à la domination. Plutôt que de penser les réponses aux techno-sciences en termes de refus ou d’exode, l’enjeu n’est-il pas de s’engager en faveur de leur remplacement par d’autres dispositifs, outils et mode d’usage, dans le champ du travail comme du hors travail. A la robotisation, il est vain de répondre en défendant le travail « tel qu’on sait le faire » ou « tel qu’il se faisait autrefois ». Les transformations productives dans les arts graphiques et dans le secteur de l’imprimerie démontrent qu’il demeure possible de suivre des approches alternatives qui vont réduire la charge de travail physique et mentale. Pensons aussi ici aux « cobots», ces exo-squelettes et autres outillages que les collectifs de travail pourraient développer en associant informaticiens, ingénieurs et opérateurs. Or, les organisations contiennent beaucoup de savoirs collaboratifs qui tardent à s’exprimer juste parce la compétition et l’insécurité économique prédominent la situation. Ce qui montre bien comment la modernité s’est épuisée par elle-même au point qu’elle se retourne contre elle-même.
[SB]
référence :
Peter Wagner (2016), Sauver le progrès, Comment rendre l’avenir à nouveau désirable, Paris, La Découverte, 180 p.