Le capitalisme numérique est-il un techno-féodalisme?

Cédric Durand (2020), Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 251p.

[Note de lecture publiée in Les Mondes du Travail, novembre n°24-25, pp. 224-228.]

Dans un entretien accordé à Libération (19-20 septembre), Cédric Durand expose la raison d’être de sa critique du capitalisme numérique : « J’ai cherché à comprendre ce que le capitalisme fait du numérique ; loin de favoriser la fragmentation marchande et l’autonomie des individus, l’économie numérique entraîne un retour aux relations de dépendance. Les algorithmes, c’est du social : ce sont des outils qui organisent les relations sociales, qui permettent de se coordonner, d’interagir… Les individus et les organisations ne peuvent plus s’en passer, si bien que leur contrôle par des entreprises privées débouche sur un nouveau rapport de domination indissociablement politique et économique, comme au temps de l’attachement des paysans aux terres seigneuriales. » La proposition originale et audacieuse de l’ouvrage de Cédric Durand consiste à dévoiler la nature féodale du capitalisme contemporain ; manière de montrer son vrai visage, bien éloigné des représentations glamour de la start-up, de la créativité et autres images associées à la Silicon Valley.

Dans la première partie, Cédric Durand présente la misère de l’idéologie californienne, sorte d’hybride entre la contre-culture hippie et l’adhésion enthousiaste au « libre marché ». Si un secteur de la contre-culture hippie se tourne vers le retour à la nature, un autre est plutôt fasciné par l’informatique. Les théories de Marshall McLuhan sont en vogue avec la métaphore du village global et la possibilité de déjouer les concentrations de pouvoir via un système de communication horizontal. McLuhan associe prophétisme technologique, refus de l’autorité et affirmation de la puissance individuelle. Grâce à McLuhan, la fraction technophile des hippies se voit offrir une vision du monde qui fait cohabiter l’aspiration radicale à l’autonomie individuelle et la mise en partage de la créativité de chacun à l’échelle globale. Ces aspirations techno-libertaires vont se retrouver à l’origine des entreprises inventives des années 1980 et 1990. Cédric Durand décrit les années 1990 comme marquées par une certaine morosité. Pour y faire face, la Magna Carta for the Knowlegde Age, sorte de pétition de principe économico-technologique, jette les bases d’une vision du monde qui donne un nouveau souffle au rêve américain. Les mots d’ordre sont démassifier (small is beautiful), débureaucratiser et surtout innover par la créativité et la liberté. Cette idéologie a fait son chemin parmi la génération qui accède au pouvoir, tant sur le plan économique que politique. Mais des idées bien moins généreuses, comme celle d’Ayn Rand, circulent aussi. Rand plaide en faveur d’un égoïsme décomplexé, qui rejette l’empathie et la compassion comme irrationnelles et destructrices. Cette froideur cynique trouve un écho dans les idées schumpeterienne de la destruction créatrice. Pendant ce temps-là, Bill Clinton fait sienne l’idée d’un grand bond technologique en avant. La combinaison de ces facteurs fait que, au cours des années 1990, sous impulsion de l’État et d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, les Etats-Unis basculent dans l’âge du numérique et la troisième révolution industrielle.

Pour Cédric Durand, ce nouveau capitalisme est porté par le « consensus de la Silicon Valley », remplissant la même fonction que le consensus de Washington autour des réformes de structure néolibérales. Ce consensus de la Silicon Valley repose sur des mythes qu’il convient de remettre en cause. En premier lieu, l’idée que la redynamisation des structures économiques se concrétise grâce à la soif d’aventure et d’audace – comme à l’époque des pionniers… Ce consensus exprime l’apologie de l’autonomie et de la créativité au travail ; il véhicule une culture d’ouverture et de mobilité ; il promet une période de prospérité partagée et reprend à son compte l’idéal du dépérissement de l’État. Pour Cédric Durand, il est urgent de voir la réalité en face : le nouveau capitalisme prend l’exact contre-pied de cette mythologie. En effet, nous assistons au retour des monopoles, l’autonomie au travail est fallacieuse, les frontières sociales de classes se durcissent et l’État est, que ce soit via le monétarisme ou l’ordo-libéralisme, extrêmement interventionniste. Pour couronner le tout, la destruction créatrice, chère à Schumpeter, ne donne pas lieu à une nouvelle période de croissance.

Il faut reconnaître que le consensus de la Silicon Valley repose sur des mensonges et que l’essor du numérique n’a pas donné lieu à une nouvelle jeunesse du capitalisme. La sphère publique tend même vers une sorte de féodalisation rampante. Le terme a fait son apparition dès 2010-2011 dans une littérature économique états-unienne. Mais l’enjeu va plus loin. Faisant écho aux travaux de Wendy Brown [1] qui assimile le néolibéralisme à une révolution furtive visant à « défaire le démos » (undoing the demos) , faute de « corps politique », la gouvernance devient autoritaire et la démocratie cède la place à l’oligarchie avec la finance aux commandes.

Après cette première partie, très convaincante, Cédric Durand revient sur la question du techno-féodalisme en tant que forme politico-économique de domination par l’économie numérique. Pour lui, le cœur de l’activité d’Amazon n’est pas de vendre et de livrer des livres, mais de « transformer les conditions cognitives d’accès aux marchandises par le biais de la contextualisation » (p. 92). Suivant Friedrich Hayek, qui considérait la concurrence comme « une procédure de découverte », un moyen de produire de la connaissance, Amazon se sert de l’activité de vente et de distribution comme d’une « couverture » pour mettre en œuvre une méthode qui produit de la connaissance en guidant l’accès aux biens et aux services grâce à l’exploitation de données. Il s’agit donc d’une firme à la fois spécialiste et généraliste, qui produit de la coordination économique. Afin de permettre cette fonction avec plus d’agilité et de précision que le Gosplan de l’URSS, Amazon a besoin de données ; ce qu’elle va extraire de l’activité d’achat en ligne. Pour Amazon, le cyberspace est le premier territoire de développement. Les images tirées de la vidéosurveillance, l’historique des tickets de caisse, l’utilisation des appareils connectés, les données de navigation sur le Web, de localisation, les interactions sur les réseaux numériques, tout cela représente la « matière première » qu’Amazon va extraire – ce qu’on appelle aussi le data mining. Le système d’exploitation Android, de Google, sert les mêmes finalités. C’est à partir de cet enjeu que se construit une « gouvernementalité algorithmique ». Pour Cédric Durand, il faut prendre toute la mesure du fait que les big data ne sont pas juste des données agrégées, mais lestées de biais sociaux et de rapports de domination. L’objectif n’est pas seulement de surveiller, comme l’indique Shoshana Zuboff, mais de prévoir et de modifier le comportement humain en vue de générer des revenus et de contrôler des marchés. La logique de recommandation, de sélection, prend le dessus sur la gestion des risques de l’incertitude. Du côté de Google, l’objectif premier est de nourrir en information la plateforme afin qu’elle puisse vendre des espaces publicitaires, en sachant hiérarchiser les informations. Du côté de Facebook, les données sont analysées en intégrant durée de connexion, localisation, préférences et contenus. Là aussi, la vente publicitaire représente un enjeu majeur. La masse de données accumulées par chaque utilisateur peut atteindre les 30 000 attributs, ce qui offre un surplus d’informations comportementales qui permet le pilotage actif, voire la manipulation comme les scandales récents – pensons à Cambridge Analytica et à la manipulation de l’opinion lors d’élections.

Internet est devenu un laboratoire grandeur nature où 2,5 milliards d’utilisateurs et leurs actions sont le terrain d’expérimentations contrôlées qui servent à déceler des causalités dans les modifications comportementales. La méthode test and learn conduit, via la mobilisation d’une « glèbe numérique », à automatiser le contrôle social. Cédric Durand observe que les analyseurs des grandes firmes appliquent un des principes de la sociologie durkheimienne, à savoir que l’ensemble excède la somme des parties : « Les big data ne sont bien sûr pas tout le social, mais elles sont du social. Elles procèdent d’un mouvement dialectique : dans un premier temps, cristallisation symbolique de la puissance collective saisie dans les régularités statistiques ; puis rétroaction de celles-ci sur les individus et leurs comportements. La puissance de big data tient à leur taille, à l’excédence algorithmique si on veut. » Celle-ci représente « l’effet de transcendance qui résulte de la collecte et du traitement des données immanentes. Mais le revers de cette puissance des grands nombres est un risque de perte de contrôle… » Prolongeant les réflexions de Frédéric Lordon dans Imperium, la transcendance est placée sous l’empire du capital des firmes numériques et le concept de surveillance n’épuise pas totalement les dynamiques en cours.

« L’être humain augmenté de notre âge n’échappe pas davantage à l’empire des algorithmes que l’être humain socialisé n’échappe à l’empire des institutions.» Elle serait dès lors, selon Cédric Durand, de la même nature que le rattachement du serf à la terre du seigneur, et la servitude des vassaux à la l’égard de leur suzerain. L’analogie historique est une tentation d’autant plus grande qu’elle permettrait de mieux éclairer la réalité que les mystifications que propose la doxa néolibérale. Mais pour ma part, le doute est permis. Toutes les institutions sociales ont été confrontées, tout au long des XIXe et XXe siècles, à des contestations. Celles-ci ont, au moins en Europe, contraint ces institutions à se réformer, que ce soit dans le champ économique (entreprise), la famille (le mariage) ou politique (les luttes pour la reconnaissance et une démocratisation de la sphère politique). On pourrait dire la même chose des sociétés féodales, qui tout aussi « réglées » qu’elles étaient, n’en étaient pas moins traversées par des tensions internes permettant aux serfs de fuir les terres pour trouver refuge dans les villes ; voire, après les périodes de famine et les épidémies, grâce à la pénurie de main-d’œuvre, d’arracher le droit de posséder des terres agricoles. La question me semble importante sur le plan analytique, aussi parce qu’elle détermine l’agenda de réformes possibles.

Pour Cédric Durand, la féodalité contemporaine « réside dans le fait que la cristallisation dans le cloud de l’excédence sociale imprègne les existences individuelles, elle les attache comme autrefois les serfs étaient attachés à la glèbe du domaine seigneurial ». Il faut, propose-t-il, y voir un nouveau genre de mode de production, un terrain d’expérience auquel les subjectivités du XXIe siècle sont rivées (p. 127). Admettons que les « produsagers » que nous sommes tous, soient tendanciellement captifs des dispositifs techniques, la relation à ces derniers n’est pas réglée à l’avance, mais demeure perméable aux conduites sociales. La subjectivité intervient d’autant plus qu’elle est activée par l’expérience réifiante de l’usage des réseaux sociaux. Il ne faut donc pas exclure l’hypothèse d’un exode massif d’un réseau social vers un autre, ou le refus massif d’exercer le micro-travail du clic. Du côté de la gouvernementalité algorithmique, l’éventualité d’une décision de fermer certains réseaux étrangers ou monopolistiques n’est pas à exclure non plus. Tout cela rend le capitalisme numérique quand même très vulnérable…

Si l’économie numérique repose sur l’extraction de données, elle implique aussi un travail actif, une transformation de ces données, comme le montre Antonio A. Casilli dans En attendant les robots. Il y a enrichissement des données, travail actif de l’usager-producteur, ce qui signifie aussi qu’il existe, même en tant que figure aliénée. C’est pourquoi certains tenants du digital labor défendent l’idée d’une « dividende numérique » distribuée en échange des contenus créés et majorés en valeur par le micro-travail.

Dans la troisième partie, Cédric Durand montre comment cette économie numérique a généré des rentes monumentales. Celles-ci reposent sur l’intangibilité des actifs qui passe par la monopolisation intellectuelle, la centralisation des données « qui permettent une accélération sans précédent » de la captation de profits. Cette intangibilité des actifs se double d’une « dissociation » des séquences productives. Le processus de travail s’est dispersé et la production s’est fragmentée. Avec les chaînes globales de valeur, ce qui est déterminant, c’est l’accès au marché final, aux consommateurs. C’est vrai pour les GAFAM, mais cela l’était déjà au niveau des marques sans usines et dotées d’un réseau de magasins franchisés (type Benetton). En troisième lieu, la division du travail et l’économie des compétences qui permet de réduire les coûts de fabrication. A cela s’ajoutent les effets de rente « intellectuelle » et les régimes de droits de propriété intellectuelle : brevet, conception, droits d’auteur aussi, qui génèrent également des opportunités d’évasion fiscale. D’autres aspects jouent un rôle auxiliaire, comme les rentes d’innovation et les rendements d’échelle. Au final, l’économie numérique génère des profits massifs et la tendance à la socialisation de la production a été transformée en rente de type féodale.

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage invite à penser l’hypothèse techno-féodale comme caractéristique première du capitalisme contemporain. Si elle est stimulante sur le plan intellectuel, et sans doute efficace sur le plan de l’agitation politique, elle n’est pas forcément la plus convaincante sur le plan analytique. Pour Cédric Durand, le capitalisme est amené à se survivre, malgré l’érosion des gains de productivité, en cherchant des rentes stables et sécurisées. Ces rentes impliquent un rapport prédateur qui conduit à la féodalisation du capitalisme numérique. Certes, le féodalisme reposait sur une coercition politique et le monde contemporain voit le nombre de coercitions s’accroître – surveillance, répression, etc. Mais le servage de la féodalité avait une double dimension : d’abord extractiviste-coercitive, il laissait aussi, dans certaines régions, exister un rapport de domination basé sur l’échange de protection contre un tribut ou une corvée. Le système féodal était également « travaillé » par le développement urbain, où d’autres rapports ont pu se développer, fondés sur l’échange marchand et des jeux de pouvoir, impliquant une interdépendance. Le système féodal n’était donc pas totalement assimilable à la prédation pure que l’on retrouve dans le despotisme oriental – le mode de production asiatique. Cédric Durand l’admet volontiers lorsqu’il expose avec finesse les controverses entre historiens sur la nature du système social féodal et les raisons de sa stagnation séculaire. De là, il effectue une sorte de triple saut périlleux vers notre époque : « Mon pari est que le repérage des caractéristiques du féodalisme nous aide à mieux comprendre les mutations du capitalisme contemporain » (p. 205).

Il prend néanmoins quelques précautions. Tout d’abord, il ne faut ni surestimer ni sous-estimer les changements en cours ; le capitalisme est toujours là et l’extorsion de survaleur s’organise à l’échelle globale. Mais les mécanismes de capture des profits ont bel et bien changé. Ce qui amène certains à dire qu’il s’est formé au-dessus du mode de production capitaliste quelque chose d’autre, de différent. Si tel était le cas, l’information serait devenue la première source de valeur, ce qui n’est pas démontré, selon Cédric Durand. Le digital est donc une rente, ni plus ni moins, rappelle-t-il. Sa référence au féodalisme renvoie d’abord au caractère rentier et non productif des dispositifs de captation de valeur. Ces derniers ne font pas disparaître d’autres mécanismes de production de valeur et d’extorsion de survaleur dans lequel le travail vivant continue à jouer un rôle premier. Nous nous retrouvons donc d’abord dans un système prédateur et non pas parasitaire. Si l’aristocratie était parasitaire, c’est parce qu’elle détenait le pouvoir politique qu’elle utilisait pour s’accaparer les richesses produites par d’autres (paysans, artisans et bourgeois, la classe qui commençait à dominer économiquement). Pour Cédric Durand, la prédation techno-numérique est un mécanisme d’allocation par appropriation. Certes, mais cette prédation va bien au-delà du numérique. On la retrouve dans l’accumulation par dépossession (David Harvey) que représentent le landgrabbing (accaparement de terres arables et la spéculation foncière immobilière), les privatisations des services publics ou encore la sous-traitance en cascade (l’exploitation de petits capitalistes par d’autres capitalistes). Le numérique ou l’informationnel représentent un nouveau territoire, celui des identités, de la socialité et des interactions sociales, à conquérir et à coloniser. Mais cette appropriation repose avant tout sur la consommation de masse. Si cette dernière stagne ou s’effondre, ce qui n’est pas impossible avec une pandémie qui perdure, les big data risquent de se dévaloriser rapidement. On verra combien de temps le capitalisme numérique résiste à la permanence des coûts face à une chute du chiffre d’affaires… Il n’y a pas que la masse de consommateurs, il y a aussi les administrations et les entreprises qui font appel à Amazon ou à Google pour stocker et gérer les méta-données, mais cela risque de ne pas suffire.

L’hypothèse techno-féodale est sans doute très féconde en tant que programme de recherche. Mais elle ne devrait pas évacuer d’autres hypothèses. Le système féodal se caractérisait par une marginalité des échanges marchands qui demeuraient d’abord non monétaires (troc, tribut et prestations, comme les corvées). Le capitalisme actuel porte la marchandisation à des niveaux inégalés. On peut comprendre que des économistes hétérodoxes s’étonnent que le capitalisme produise des rentes monopolistiques sécurisées par les codes sources et adoubées par l’État. On peut comprendre également que ces économistes recourent à des notions faisant référence à des réalités « non capitalistes » (la féodalité) et qu’ils raisonnent par analogie. Mais est-ce une raison suffisante pour reprendre ces catégorisations ? Cela a du sens, si on veut signifier que le mode de production capitaliste est régressif et qu’il mérite d’être dépassé. La féodalité a bien été dépassée, pourquoi pas le capitalisme… ? Mais quand cela complique l’analyse et laisse de côté certaines contradictions sociales fondamentales, je n’en vois pas trop l’intérêt. L’antagonisme structurel entre capital et travail n’a pas disparu, il n’a pas été remplacé par une alliance consentante entre ceux qui disposent des codes sources et celles et ceux qui cliquent pour extraire la glèbe. Elle n’a pas non plus été remplacée par un antagonisme entre ceux qui contrôlent des algorithmes et ceux qui tiennent les clés de la bourse, comme le propose Robert Boyer.

Signalons au passage que le socio-économiste allemand Philipp Staab propose une approche différente du capitalisme digital [2]. Pour Staab, on assiste à un retour en force du mercantilisme, cette forme initiale du capitalisme qui a connu un essor du XVIe au XVIIe siècle et qui a maintenu dans l’ombre les premières colonisations. Tout comme à l’époque mercantiliste, c’est bien l’accès au marché final qui représente le premier enjeu. Dans notre contexte marqué par un capitalisme oligopolistique, le numérique a permis de clôturer cet accès, ce qui de fait conduit à une privatisation du marché. I-Tunes, Spotify, Uber, Air BnB ou Netflix sont rien d’autre que des plateformes dont les applications interdisent l’accès aux concurrents, enchaînant au sein d’un même espace numérique le support matériel, le logiciel et des produits ou services commercialisés. Mais quelle différence avec Carrefour qui négocie avec ses fournisseurs et peut très bien opter pour une fabrication « maison » de quelques millions de lecteurs de DVD dont la marque n’a aucune valeur de marché ? Quelle différence avec Benetton qui vend dans son réseau de magasins franchisés des pulls et des chaussettes confectionnés dans des ateliers de sous-traitance qui ne sont rien d’autres que des ateliers de main-d’œuvre ? Ce qui compte en dernière instance, c’est le marché final et la puissance de vente peu importe si cela exige du semi-esclavage. Puisqu’il s’agit en première et en dernier lieu d’un cycle de A – M – A’, on est en droit de conclure que la présence ou l’absence de formes d’extorsion de valeur plus ou moins coercitives ne changent rien à la nature de ce cycle d’accumulation…

Privatiser le marché, privatiser les biens communs – y compris le vivant – pour perpétuer l’accumulation de capital sont avant tout les manifestations d’un système hyper-capitaliste. Les traits « féodaux » que l’on voit apparaître sont la conséquence d’une impérieuse nécessité de mobiliser des moyens politiques « non capitalistes » dans la perpétuation du cycle d’accumulation. Cela n’a rien de nouveau : le colonialisme, la traite négrière ou le despotisme de fabrique sont d’autres modalités d’une accumulation « primitive » qui garde tout son actualité aujourd’hui. Vouloir se libérer du Léviathan capitaliste implique donc de ne pas limiter la focale à une sorte de variante « techno-féodale », mais exige de questionner le mode de production dans sa globalité.

 

 

[1]. Wendy Brown, Défaire le dèmos. Le néolibéralisme, une révolution furtive, Paris, éditions Amsterdam, 2018 ; édition MIT 2015.

[2]. Philipp Staab, Digitaler Kapitalismus. Markt und Herrschaft in der Ökonomie der Unknappheit, Francfort, Suhrkamp Verlag, 2019, 345 p.

 

 

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