La défense du travail vivant est un combat écologique en soi

Depuis 1996, le 28 avril de chaque année, le mouvement syndical mondial rend hommage aux victimes des accidents et des maladies du travail. C’est en 2003 que le Bureau International du Travail a entrepris d’observer une « journée mondiale pour la sécurité et la santé au travail »[1] en mettant l’accent sur la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. Mis à part un reportage sur France Inter et quelques entrefilets dans la presse quotidienne, la question est largement passée sous silence par les grands médias et les pouvoirs publics en cette année 2019.

Et pourtant… Un récent article sur Mediapart évoque l’hommage à un gilet jaune, David Beaujouan, chauffeur routier décédé pendant son travail d’un arrêt cardiaque, à 36 ans ! Il venait de rencontrer sa nouvelle compagne, Laure, 42 ans, mère célibataire de deux adolescents. Laure fut agent d’entretien pendant quinze ans, travaillant chaque matin de 5 heures à 13 heures en nettoyant les bureaux à Orléans, jusqu’à ce que ses épaules et ses genoux ne la tiennent plus : « Je faisais les mêmes tâches depuis quinze ans. J’ai été déclarée inapte au travail il y a un an puis reconnue handicapée. Mais je ne supportais pas l’idée de n’être plus bonne à rien, alors je me suis jetée dans le mouvement des gilets jaunes ». Cette histoire n’a rien d’anecdotique, tout comme celle racontée par Edouard Louis dans « Qui a tué mon père » (livre publié aux éditions du Seuil en 2018 et monté sur scène par Stanislas Nordey en 2019). Aujourd’hui, le travail « réellement existant » est une activité contrainte qui tend à épuiser les esprits, user et blesser les corps et va parfois jusqu’à prendre la vie. Selon l’étude récente de l’OIT (avril 2019)[2], chaque année, près de 2,5 millions de travailleurs meurent dans le monde à cause d’accidents de travail ou de maladies professionnelles. Même si cela est moins spectaculaire et moins médiatisé, les maladies cardiovasculaires (31%), cancers (26%), atteintes aux voies respiratoires sont les premières causes de mortalité, bien avant les accidents. La cohorte annuelle des travailleurs blessés, meurtris par des lésions et parfois handicapés à vie compte plus de 350 millions de personnes par an ! Dans les pays de l’OCDE, le burn out (évoqué par le philosophe Éric Fiat dans son ouvrage Ode à la fatigue qu’il a présenté lors du séminaire du CPN du 17 mai dernier) semble devenir une épidémie. L’absence de définition médicale qui fasse consensus complique la récolte de données. Suivant une acception élargie, ne prenant pas seulement en compte les travailleurs en situation de burn out déclaré mais aussi celles et ceux qui sont en train de développer de façon « silencieuse » cette pathologie, près de 40% des actifs souffriraient ou auraient souffert d’un burn out. On sait que « le suicide au travail » provoquerait chaque année en France la mort de 300 à 400 personnes (estimation évidemment très complexe à chiffrer).

Il faut dire que le néolibéralisme n’aime pas beaucoup le « travail vivant », sauf pour en extraire de la valeur, avec ou sans consentement. Selon les enquêtes de la DARES (service d’animation de la recherche du ministère du Travail) ou encore la Fondation Européenne pour l’Amélioration des Conditions de vie et de Travail (dite de « Dublin », composée de façon paritaire), on observe depuis la crise financière de 2008 une nette dégradation des conditions de vie et de travail. Cela corrobore les analyses du BIT qui voient l’exposition à des produits toxiques (particules fines, produits chimiques, exception faite de l’amiante) augmenter tandis l’activité de travail s’apparente de plus en plus à du labeur nocif pour le corps et l’esprit. Que ce soit au niveau des douleurs lombaires, des sciatiques, des TMS ou encore du syndrome d’épuisement psychique, les indicateurs sont globalement à la hausse d’environ 15%.

L’intensité au travail augmente aussi. En France, de 1984 à 2016, la part de salariés qui déclarent que leur rythme de travail est imposé par le déplacement automatique d’un produit ou d’une pièce est passée de 2,6% à 18%. Le travail à la chaîne et le flux tendu atteignent le secteur des services, des supermarchés à la logistique. La proportion de salariés qui répètent continuellement une même série de gestes ou d’opérations est passée de 27,5% en 2005 à 42,7% en 2016. La part de salariés déclarant avoir un rythme de travail imposé par un contrôle ou un suivi informatisé est passé de 25% en 2005 à 35% en 2016.

La proportion de salariés qui disent « devoir fréquemment abandonner une tâche pour une autre tâche non prévue » est passée de 48,1% en 1991 à 65,4% en 2016. La part des salariés qui déclarent « un rythme de travail imposé par une demande extérieure obligeant à une réponse immédiate » a plus que doublé passant de 28% en 1984 à 58% en 2016. La part des salariés qui déclarent recevoir des ordres contradictoires est passée de 41,7 en 2005 à 44,7% en 2016. Les solutions qu’il faut forcément trouver face à ces difficultés, sont souvent bricolées, individuelles et clandestines alors que l’erreur se paie cher. En effet, 63% des répondants estiment qu’une simple erreur au travail pourrait entraîner « des sanctions », ce chiffre était inférieur de 12 points en 1996. [3]

La flexibilité continue à se diffuser dans les entreprises, les secteurs et les métiers. Même si la norme de l’emploi typique demeure le CDI à temps complet, le temps de travail effectif varie suivant les aléas du carnet de commande tandis que les temps contraints (astreinte, transport, etc.) augmentent. Le cumul de ces deux tendances contribue à la dislocation des rythmes collectifs (famille, liens sociaux, loisirs) et à un envahissement par le travail de la sphère « hors travail ». Les objets nomades (smartphones et ordinateurs portables) contribuent à ce que cela ne s’arrête jamais…

« Ne pas perdre sa vie à la gagner » fut un des slogans phares des années 1970. S’il ne résonne plus tellement aujourd’hui, c’est parce qu’il faut ne pas perdre pied au boulot si l’on veut garder sa place et échapper au chômage. Chacun est incité à viser une petite augmentation voire une promotion, de manière a se maintenir à flot financièrement, à rembourser les dettes contractées pour l’achat d’un pavillon ou d’une voiture. Parfois, pour « rester dans le match », il est préférable de s’y donner à cœur joie, ou de prendre des produits dopants. Là aussi, les indicateurs grimpent depuis quelques années. Déjà bien avant « la décennie perdue » 2008-2018, le travail avait été réhabilité comme « la première des vertus ». S’impliquer rend le travail plus passionnant, cela donne du sens et puis, cela donne droit à une reconnaissance… Pour les métiers créatifs, ingénieurs ou techniciens, l’amour du travail bien fait est un puissant moteur.

Or, le « régime économique de réalité » – expression empruntée à Danilo Martuccelli [4] – finit par perdre sa pertinence aux yeux des salarié.e.s au vu des réalités vécues. Quand les gilets jaunes entonnent leur hymne « On est là – On est là – Pour l’honneur des travailleurs et une vie meilleure … », ils expriment avec force ce qui fonde et rend légitime leur révolte sociale: le droit à l’existence, à une vie digne, surtout quand on travaille. Parce qu’au cœur de ce combat, il y a l’expérience maintes fois éprouvée que le travail, qu’on l’aime ou pas, ne le permet plus. À bien y réfléchir, le slogan écologiste « nous ne défendons pas la nature – nous sommes la nature qui se défend » s’applique non seulement à l’action en faveur de la santé et la sécurité au travail mais plus largement à celui qui revendique le droit d’avoir une vie digne.

L’être humain est un métabolisme vivant qui fait partie intégrante de la nature. Nier cela, comme le fait le dualisme homme / nature (prolongeant d’une certaine manière la vision chrétienne sur l’homme) se fonde sur la négation de notre existence en tant qu’être naturel. Or, il existe une unité dialectique entre l’humain et la nature qui s’applique également au travail humain et à la condition laborieuse. Ce que Karl Marx avait bien compris lorsqu’il tentait de briser le code source du capital : « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature, par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains, pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. Mais, en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. (…) Le procès de travail est la condition naturelle éternelle de la vie des hommes » (Marx, Le Capital, Livre 1, PUF, 2014, p. 199). L’actuel capitalisme néolibéral est un système prédateur qui épuise non seulement les sols et les océans, pollue l’atmosphère, détruit la biodiversité mais qui en fait autant avec l’humain, en assujettissant et en épuisant ce dernier en tant que « ressource humaine ». Revendiquer le droit à l’existence et agir pour préserver l’équilibre de l’écosystème ne forment donc qu’un seul et même engagement tout aussi écologique que social.

 

 

[1]https://www.journee-mondiale.com/145/journeemondiale-sur-la-securite-et-la-sante-au-travail.htm

[2] Organisation internationale du Travail, La sécurité et la santé au coeur de l’avenir du travail. Genève, BIT, avril 2019. En ligne :  https://www.ilo.org/safework/lang–en/index.htm

[3] https://www.eurofound.europa.eu/sites/default/files/ef_publication/field_ef_document/ef1634en.pdf

[4] Martuccelli D. Les sociétés et l’impossible. Les limites imaginaires de la réalité, Paris, Armand Colin, 2014.

 

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